NETTALI.COM - Le patron de la milice Wagner a provoqué la stupéfaction dans la nuit du vendredi 23 au samedi 24 juin en déclarant la guerre à l’armée russe et le début d’une rébellion armée, avant de prendre le contrôle du QG militaire de Rostov, une ville russe non loin de la frontière avec l’Ukraine. Et affirme qu’il ira jusqu’au bout.

Cela a commencé par une simple note audio, diffusée vendredi 23 juin à 21 h 09 heure de Moscou sur sa chaîne Telegram par Evgueni Prigojine. Le son est mauvais, saturé: comme souvent, le patron de Wagner braille dans son téléphone. «On nous a lâchement trompés. Nous étions prêts à faire des concessions au ministère de la Défense, à rendre nos armes, à trouver une solution pour continuer à défendre notre pays. Mais ça ne suffisait pas à ces salauds. Aujourd’hui, ils ont lancé des missiles sur nos campements à l’arrière du front. Un nombre énorme de nos soldats est mort. Nous allons décider de notre réponse à cette infamie.»

L’accusation est grave. Mais après tout, ce n’est pas la première fois que Prigojine accuse l’armée russe de tirer sur ses hommes, ni même la première fois qu’il agonit d’injures le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou, auquel il voue une haine tenace. Il est encore possible de croire que tout va bien. Et puis, dix-sept minutes plus tard, un nouveau message audio est publié sur la même chaîne. Celui-ci va faire basculer la Russie dans l’irrationnel.

«Le Conseil des commandants de Wagner a pris sa décision. Le mal qu’incarnent les dirigeants militaires du pays doit être arrêté. […] Ceux qui ont tué nos gars aujourd’hui, qui ont tué des dizaines de milliers de soldats russes, seront punis. Je demande que personne ne nous résiste. Tous ceux qui tenteront de résister seront anéantis.»

Stupéfaction

La suite du message a beau préciser que «le pouvoir présidentiel, le gouvernement et les autres structures continueront de fonctionner comme à l’habitude» ; Evgueni Prigojine a beau insister, un peu moins d’une heure plus tard, dans un autre message audio : «Ceci n’est pas un coup d’Etat militaire, c’est une marche pour la justice», tout le monde comprend instantanément qu’aucun retour en arrière ne sera plus possible. Les prédictions les plus folles des analystes et politologues viennent de se réaliser : Evgueni Prigojine a déclaré la guerre à l’armée russe.

La stupéfaction est totale. A quoi joue le patron de Wagner ? «Il est devenu fou», commente une source de l’administration présidentielle au média indépendant Meduza. Dans une nouvelle salve de messages audios, Prigojine accuse Sergueï Choïgou d’avoir fui Rostov, où il s’était selon lui rendu pour coordonner l’attaque sur Wagner. Et annonce que 25 000 hommes de Wagner sont en marche vers la ville. «Notre réserve stratégique, ajoute-t-il, c’est l’armée entière et le pays entier».

Certains analystes croient deviner dans son geste le détonateur d’une gigantesque manipulation visant à justifier l’instauration de la loi martiale en Russie. Pour d’autres, le geste fou de Prigojine ressemble à une tentative désespérée de reprendre la main sur son rival Choïgou. C’est que, depuis la prise de Bakhmout, Prigojine, son armée privée saignée à blanc, se voit peu à peu renvoyé sur la touche. Le dernier coup, et le plus violent, a été porté le 11 juin dernier, quand le ministère de la Défense a ordonné à tous les combattants des compagnies militaires privées russes de signer un contrat de soldat professionnel. Cela aurait signifié la fin de Wagner. Prigojine a refusé de s’exécuter, mais combien de temps aurait-il pu tenir, alors que Poutine en personne s’est prononcé en faveur de cette mesure ?

Peut-être, alors, a-t-il décidé de jouer ainsi le tout pour le tout, en espérant que sa popularité bien réelle parmi les hommes de troupe et les officiers du rang de l’armée russe, provoquerait un soulèvement qui forcerait Vladimir Poutine à le choisir, lui, contre son ministre de la Défense ?

Trahison

Vers 23 heures, le FSB annonce l’ouverture d’une enquête criminelle contre Prigojine pour «appel à l’insurrection armée». Une heure plus tard, le général Sourovikine, considéré comme le meilleur allié de Wagner au sein de ministère de la Défense, puis un autre haut gradé russe, publient des vidéos dans lesquelles ils s’adressent aux combattants de Prigojine. «Je vous appelle à vous arrêter. […] Avant qu’il ne soit trop tard, vous devez obéir aux ordres du président élu de la Fédération de Russie». Cela ressemble à un lâchage en règle. «Prigojine n’a aucun allié au sein du pouvoir. Il avait des gens qui l’aidaient sur ordre de Poutine, des connaissances, mais en aucun cas des alliés. Tout le monde va le condamner.» A la télévision d’Etat, une série d’émissions spéciales reprennent mot pour mot les communiqués de presse du ministère de la défense, accusant Prigojine de trahison et niant avoir mené la fameuse attaque de missiles qui aurait mis le feu aux poudres. Poutine reste muet. Son porte-parole affirme qu’il est informé de la situation en temps réel. Des fuites anonymes dans la presse, sur les réseaux sociaux, parlent d’une panique absolue régnant au Kremlin, sans qu’il soit possible de vérifier ces informations. La police et la garde nationale sont mises en état d’alerte à Rostov. Des blindés sont aperçus dans les rues de la ville. Quelques-uns aussi à Moscou devant les bâtiments officiels. Les autoroutes menant de Rostov à Moscou sont bloquées.

Imperturbable, Prigojine continue, tout au long de la nuit, de publier des nouveaux messages audio. Il affirme que ses hommes ont passé la frontière russo-ukrainienne, ont fraternisé avec les garde-frontières, que les troupes envoyées pour les arrêter ont refusé de combattre, des pilotes d’avions et d’hélicoptères ont refusé de les bombarder. Et peu à peu, des vidéos commencent à émerger. On y voit, dans l’aube naissante, des coups de feu échangés aux entrées de Rostov. Puis des hommes en armes et des chars d’assaut un peu partout dans la ville, dont il est impossible de déterminer à quel camp ils appartiennent. La confusion, toujours.

Jusqu’à cette nouvelle vidéo, publiée peu de temps après sept heures du matin par le compte Telegram Grey Zone, associé à Wagner. On y voit Evgueni Prigojine entouré de mercenaires en armes, dans la cour de l’état-major de la région militaire de Rostov. Manifestement, ses hommes contrôlent le bâtiment. Il discute avec deux officiers russes. L’un n’est autre que le vice-ministre de la défense, Younous-Bek Evkourov. «Nous sommes venus ici. Nous voulons le chef d’état-major, et Choïgou. Tant qu’ils ne sont pas ici, nous restons, nous bloquons Rostov et nous marchons vers Moscou». Au ton qu’il emploie pour faire la leçon aux deux hommes, il semble maître de lui et de la situation. Quelques minutes plus tard, nouvelle vidéo : Prigojine, face caméra, affirme que ses forces contrôlent «les sites militaires de Rostov», y compris l’aéroport. Il insiste sur le fait que les opérations militaires contre l’Ukraine se poursuivent normalement. Et lance de nouvelles accusations contre le ministère de la défense : «Les pertes territoriales sont colossales. Les pertes en hommes sont trois à quatre fois supérieures à ce qui est rapporté à Moscou. Il y a parfois jusqu’à mille pertes par jour. Le chef d’état-major s’est enfui dès qu’il a su que nous approchions du bâtiment».

Que peut-il se passer ensuite ? Les forces de Wagner sont-elles réellement en marche vers la capitale russe ? Et pour y faire quoi ? Il n’y a pas, à l’heure actuelle, de réponse à ces questions. L’ambiance, sur les réseaux sociaux russes, rappelle celle des premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, en février dernier : sidération et vertige alors que défilent sur les fils d’actualité des informations qui semblaient encore, la veille, relever de la mauvaise politique-fiction. Tout, d’un seul coup, est devenu possible.