NETTALI.COM - Le Premier ministre Amadou Bâ a fait sa déclaration de politique générale ce 12 décembre 2022 et, comme l'on pouvait s ́y attendre, l ́opinion n'a retenu de l ́événement que les quolibets, les gros mots et les graves calomnies proférées de part et d'autre par des députés parmi les plus en vue. Cheikh Anta Diop disait : « dëgg boo ko bolee´ki saaga Day wàññi dooleem ». Ainsi, encore une fois, à l'Assemblée nationale, on a lâché la proie pour l'ombre. Nous devons revenir à la proie à savoir la déclaration de politique générale et la lecture que les forces démocratiques et progressistes devraient en avoir.

Il faut d'abord évacuer un mauvais débat qui s'est instauré à la nomination du Premier ministre concernant le moment auquel il était censé faire la déclaration. Un mauvais débat  puisqu'il ne semblait pas prendre en compte ce qu'est le Premier ministre dans la Constitution du Sénégal. Le Président de la République a nommé plusieurs fois des premiers ministres au cours des dix dernières années puis il a supprimé le poste, puis l'a ramené mais sans nommer un titulaire puis a fini par commettre un titulaire. Cette façon de faire devait dispenser l’opposition d'un débat qui n’est que de pure forme car ça ne change rien à la marche du pays.

Toutefois la Dpg était une excellente occasion pour l’opposition de décliner ses lignes de clivages avec le pouvoir en termes de vision, de projet de société et de programme. L'occasion n'a pas été saisie.

Les termes d'un vrai débat de politique générale

Une déclaration de politique générale déclinée en décembre 2022 au Sénégal devrait méthodologiquement commencer par  situer le contexte mondial dans lequel nous vivons caractérisé par le conflit en Ukraine et ses conséquences actuelles et prévisibles dans la redistribution des cartes à l'échelle mondiale. Cela, pour situer les tâches de l´Afrique dans ce contexte, notamment celles du Sénégal dont le Président assure les fonctions de Président de l´Union Africaine. Une situation mondiale où l'on évoque quotidiennement l'utilisation éventuelle de l'arme nucléaire. Une situation qui provoque une pénurie mondiale de blé, d'engrais, de pétrole et de gaz.

L´Amérique chevauche l'Europe et l'OTAN derrière l´Ukraine pour continuer d'avoir la haute main sur les affaires de la planète. Elle est à la manœuvre pour imposer à l'Afrique une conduite à tenir contre la Russie provoquant ainsi une riposte énergique à saluer du continent par la voix du Président en exercice de l´Union Africaine et Président du Sénégal. Mais tout cela est dérisoire car la fin de l'unipolarité annoncée par la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc soviétique au début des années 90 du siècle dernier est déjà actée.

Dans les batailles d'aujourd'hui pour redéfinir les rapports entre les pays et les nations, l´Afrique doit prendre sa place et toute sa place. Un pas dans la bonne direction vient d'être fait à Washington.

Dans notre région elle-même, la guerre asymétrique bat son plein au Nigeria, au Burkina Faso, au Niger et, plus près de nous, au Mali. Dans ce dernier pays, la guerre qui était à des milliers de km de nos frontières vers kidal au Nord Mali, s’est notablement rapprochée de nos frontières non loin de Kéniéba où des citoyens maliens ont été tués récemment par  la guérilla jihadiste. Un tel contexte devrait, selon moi, pour le moins être évoqué dans la Dpg du Premier ministre. C'était une occasion pour le Sénégal d'exprimer une volonté politique forte de contribuer à ce que l´Afrique saisisse cette opportunité exceptionnelle pour taper sur la table pour éviter que, cette fois-ci encore, le monde se redessine sur son dos. Il n'en a rien été dans la DPG et c'est bien dommage.

Après cette omission de taille, je me suis ensuite intéressé à la question de savoir quelle était l"âme du discours.

Une DPG doit avoir une âme en parlant au cœur et à la raison des forces qui triment pour produire les richesses du pays sans pour l'essentiel bénéficier des retombées de ces richesses créées. Elle devait adresser avec précision les principaux axes de leurs préoccupations pour décliner les réponses qu’elle compte leur apporter. La DPG est restée sèchement technocratique. J´ai cherché quelques mots clés dans la Dpg pour corroborer cette assertion. et voici ce que j’ai trouvé :

Sur un document de 15.173 (quinze mille cent soixante-treize) mots : Le mot agriculture apparaît une seule fois dans le passage suivant : « Le projet de deuxième recensement national de l’Agriculture fournira des données agropastorales, alimentaires et nutritionnelles fiables et à jour ». En termes clairs nous n'avons pas de données fiables sur le plan alimentaire, nutritionnel et agropastoral fiables. Sur quoi donc fonde-t-on les projections et autres objectifs fixés dans ce domaine ?  Sans commentaires.

Le mot paysan ou le mot agriculteur n'apparaît nulle part dans les 15.173 mots de la DPG. Malgré la très grave crise du foncier en général et du foncier rural en particulier, le terme foncier n'apparaît à aucun moment dans la DPG. Autrement dit, il n'est pas question de croire un seul instant à une prise en charge par le gouvernement de cette préoccupation pourtant fondamentale dans beaucoup de zones rurales du pays.

Le mot « Pêche » y apparaît une seule fois et le mot pêcheur 0 fois.  La DPG dit : « La pêche continue d’occuper une place dans le PSE avec des exportations en volume de 270 603 tonnes et en valeur de 250 milliards de francs. Ces résultats seront consolidés grâce à la modernisation et la mise aux normes de plusieurs infrastructures d’appui à la production et à la transformation ». Fin de citation.  Rien sur les problématiques posées par les acteurs de la pêche notamment la question des licences de pêche, l'identification des bateaux de pêche, la préservation de la ressource et la capacité des pêcheurs artisanaux.

Quant au mot « artisan » il ne figure pas dans le discours sauf que pour  l'artisanat il est indiqué que « le Gouvernement va réactualiser la Stratégie nationale de développement de l’artisanat ». Donc les artisans attendront Godot.

Quant aux termes élevage et éleveur, le premier apparaît une fois dans le discours et l'autre n'est pas apparu.

L'industrie en tant que secteur est évoquée mais conjuguée au futur. « Le développement de l’industrie de base sera l’épine dorsale du programme économique du nouveau Gouvernement ».

Les termes comme « secteur privé national », « capital national » ou  « préférence nationale » ne figurent nulle part dans la Dpg du Premier ministre Amadou Bâ.

Quand il s´agit de la santé, la problématique de la prévention n’est pas prise en compte dans le discours.

Les questions du climat sont abordées de façon très générale qui montre clairement qu'au-delà du discours à l'internationale, il n'y a pas une politique visible, clairement déclinée dans le discours gouvernemental même s’il faut saluer les positions du gouvernement sur les énergies fossiles. La forêt en Casamance doit être une préoccupation de tous mais on ne sait rien sur l'état de la lutte contre sa destruction. L'avancée de la mer (géttu ndar, la petite côte, etc., la décharge de Mbëbeuss et la question centrale de Dakar qui est une bombe à retardement ne semblent pas figurer dans les préoccupations du pouvoir. Le traitement infligé à ces questions dans la Dpg est illustratif de ce que la Déclaration de politique générale a été un discours désincarné. Comme disait l'autre, ce sont ces silences du Premier ministre que nous devons écouter pour articuler le véritable discours alternatif aux politiques ruineuses de Macky Sall et de son régime.

D’ailleurs, n'eût été le caractère dirimant de la Dpg aux termes de la constitution, on se poserait la question de sa pertinence vu que tout ce qui a été dit semble bien trop gros pour 12 mois d'exercice. Il m'apparaît clairement qu'en 2024, la configuration du pays requerra un autre DPG.

Je note également que l´un des plus gros déficits de la Dpg porte sur les nécessaires discussions entre acteurs politiques pour apaiser l'espace et s'accorder le plus rapidement possible sur les normes et règles de la future élection présidentielle notamment le code électoral et le processus électoral. Plus fondamentalement, si nous voulions réellement engager le pays dans de véritables réformes salvatrices, le  Président Macky Sall aurait pu clairement poser les jalons d’une transition politique qui serait poursuivie au-delà de 2024 pour faire passer notre pays, sur le plan institutionnel, à une nouvelle phase qui rompt avec le système actuel dont tout le monde s ́aperçoit qu’il est véritablement à bout de souffle  après six (6) décennies de bons et loyaux services. Cette question d'une période de transition pour moderniser et adapter nos institutions est perçue et discutée depuis plus d'une décennie par les acteurs politiques. Le Président Wade l'avait entrevue dès 2010. Benno Bokk Yaakaar avec le Président Moustapha Niasse l'avait également évoquée et même traitée avec des propositions concrètes sans cependant trop avancer sur le contenu. En somme, il s'agit d'une exigence historique que beaucoup reconnaissent mais elle est constamment rejetée aux calendes grecques, chaque tenant du pouvoir préférant la reléguer à son successeur. La peur des réformes est un défaut largement partagé chez les acteurs politiques. En tout état de cause, la perpétuelle mise sous le boisseau des réformes institutionnelles pourrait à plus ou moins court terme nous jouer  un mauvais tour. Au demeurant, avec l´Assemblée nationale actuelle, nous voyons nettement ce qui pourrait nous arriver demain en l'absence d'anticipation et de pro activité. S'il y a un service que le Président de la République pourrait rendre au pays, ce serait bien d'entamer ce chantier avec détermination de façon à le rendre irréversible plus tard quelle que soit la tournure des événements. Naturellement, le préalable d'un climat de sérénité favorable à une telle aventure collective n'est pas pour l'instant de rigueur mais il faut y travailler.

 La motion de censure

La déclaration de politique générale du Premier ministre qui devait être l'occasion d'un débat démocratique clair et transparent où les faiblesses et les échecs du régime seraient  mis à nu devant l ́opinion publique, a plutôt donné lieu à des moments pénibles pour les citoyens entendant des propos innommables dans l ́hémicycle venant de tous les bancs. Il me semble que de tels propos de la part de députés du pouvoir ne dérangeaient pas trop les femmes et les hommes qui ont voté pour l’opposition car précisément, ceux-ci ont voulu envoyer à l ́Assemblée nationale cette opposition-là pour espérer y voir la fin d'un certain type de comportement mais pas pour le spectacle auquel on a régulièrement droit depuis le mois d ́août 2022. Pour se dédouaner, on évoque trop souvent les pratiques des législatures antérieures ici au Sénégal ou des scènes du même type dans d'autres parlements. Je fais observer que cet argument est trop court. Il y a en effet près de deux cents pays reconnus par les Nations unies dans le monde alors que les exemples que l'on étale sur les réseaux sociaux ne couvrent même pas 10% des pays. Donc dans plus de 90% des cas, les parlements fonctionnent sans ces scènes d'obscénité langagière ou de gladiateurs.  «  du man doń bokki ma caa ko gën ». Il s'y ajoute que dans tous les pays où des scènes inappropriées se sont produites, les peuples concernés les ont dénoncés et condamnés avec vigueur comme le peuple sénégalais l'a fait, lui qui a toujours tenu à fustiger les comportements violents exprimés par la parole ou par les actes. L'occasion de la Dpg a été donc ratée et une évaluation de la séance était nécessaire avant d'engager un autre bras de fer avec le pouvoir. Si l'introduction d'une motion de censure était destinée à affaiblir le pouvoir, c'est plutôt l’effet contraire qui a été obtenu. Elle a été rejetée par plus d'une centaine de députés ce qui politiquement apparaît comme une grosse victoire du régime y compris en ce qu'elle formalise, jusqu’à un certain point, un schisme devenu assez net dans les rangs de l'opposition. Pourtant, les résultats obtenus par cette opposition aux dernières législatives l'ont été grâce à une volonté du peuple d'encourager l'unité et la cohésion que celle-ci avait affichées pendant la campagne électorale.

Il me semble qu’il y a beaucoup de difficultés dans la marche des choses à l'Assemblée nationale. La presse a rapporté que des députés de l’opposition ont voté en faveur de beaucoup de budgets sectoriels en commissions tout en votant contre en plénière. Cela pose un problème de cohérence. Il est également établi que nombre de députés de l'opposition ont voté la loi de finances et, selon la presse, le ministre des Finances et du Budget Monsieur Moustapha Bâ a bénéficié d'un standing ovation de la quasi-totalité des députés présents dans l'hémicycle, du pouvoir comme de l'opposition. S’il est vrai que le ministre Bâ est sans aucun doute un homme  convivial, sympathique et compétent, il n'en demeure pas moins vrai qu’il porte une politique à laquelle l’opposition est censée s’opposer. En effet, la loi de finances est l'expression achevée de la politique définie par le Président de la République. Les voies et moyens par lesquels il compte mettre en œuvre cette politique sont déclinés par le budget. Voter un tel budget du gouvernement c'est donner au Président de la République les moyens de conduire sa politique. En termes clairs c'est soutenir cette politique. Comment peut-on continuer ensuite à se réclamer de l'opposition ? Il faut le dire, la configuration du parlement évolue non pas dans le sens d'un renforcement de l'opposition mais plutôt dans celui d'un renforcement du pouvoir. Était-ce cela le message du peuple qui avait voté pour l’opposition ? Voilà des questions importantes à agiter en direction de toutes futures élections.

Pour l'heure, une mise à niveau générale, technique et politique est nécessaire au parlement sinon on finira par ne plus savoir si c'est une Assemblée nationale ou une foire d'empoigne.