NETTALI.COM - Il est l’une des voix qui portent dans le monde de la finance. Tidjane Thiam fait partie des quatre envoyés spéciaux de l’Union africaine contre le coronavirus, aux côtés de Donald Kaberuka, Ngozi Okonjo-Iweala et Trevor Manuel. Comment l'Afrique peut-elle faire face aux conséquences économiques de la pandémie ? Quelle est l’urgence ? Actuellement en Suisse, l’ancien directeur général de Crédit Suisse répond aux questions de Françoise Joly de TV5. Entretien réalisé le 27 avril 2020 par Internet en raison des mesures de confinement face à la pandémie de coronavirus.

TV5MONDE : Vous avez été nommé par l’Union africaine, il y a deux semaines avec trois autres personnalités du continent pour coordonner l’aide promise par la communauté internationale à l’Afrique face à cette crise mondiale. Nous allons parler de l’Afrique. Mais avant une question d’actualité : vous êtes confiné en Suisse où vous travailliez jusqu’à ces dernières semaines. Ce pays vient d’entamer sa première phase de déconfinement avec la réouverture de certains commerces. Comment s’est passé jusqu’à présent votre confinement et qu’allez-vous retirer de cette expérience ?

Tidjane Thiam : J’ai été directeur général pendant onze longues années. C’est la première fois que je peux souffler depuis longtemps. J’en ai profité pour réfléchir mais j’ai arrêté le 13 février et le coronavirus est arrivé très rapidement après ça.

Je me suis assez rapidement impliqué. À chaque fois qu’il y a eu des problèmes de cette nature, j’ai toujours essayé de le faire, comme auparavant dans la lutte contre le virus Ebola. J’ai commencé à passer quelques coups de fil et me renseigner sur la question. De fil en aiguille, cette proposition de l’Union africaine est arrivée et il se trouve qu’actuellement je peux le faire. Je suis disponible.

TV5MONDE : Quelle est exactement votre mission ?

Tidjane Thiam : Je voudrais d’abord prendre un peu de recul. Beaucoup de gens se concentrent sur la dette. Mais l’Afrique a fait de grands progrès sur les dix dernières années. Le Produit intérieur brut (PIB) de l’Afrique a augmenté de 60%.

Dans les années quatre-vingt, la statistique la plus connue internationalement était que l’Afrique avait un PIB inférieur à celui de la Belgique. C’était ce qu’on nous répondait à chaque fois. Sans manquer de respect aux Belges, l’Afrique a aujourd’hui un PIB très largement supérieur à celui de la Belgique, de la France et de l’Allemagne.

L’Afrique est devenue une puissance économique. Beaucoup de progrès et donc beaucoup à perdre aussi. L’Afrique a réagi de façon très énergique face à cette crise. Ce qui serait dommage, c’est qu'une chose exogène, dans laquelle l’Afrique n’a aucune responsabilité, cause des dégâts économiques permanents.

La manière dont je définirai notre mandat c’est de s’assurer que face à cette crise, des mesures soient prises de sorte qu’il n’y ait pas de dommages économiques permanents en Afrique et qu’elle puisse continuer à croître. Parce qu’il n’y a que la croissance qui à la fin nous permettra d'améliorer le sort des populations, de traiter les problèmes d’éducation et de santé que nous avons. Je me serais senti très mal si j’avais refusé cet appel à l’aide même si la mission est difficile.

TV5MONDE : On entend votre attachement pour l’Afrique. Vous êtes Franco-Ivoirien. En Côte d’Ivoire, l’élection présidentielle aura lieu en octobre prochain. Votre nom circule beaucoup pour cette échéance. Est-ce que vous seriez candidat ?

Tidjane Thiam : Je suis citoyen ivoirien, je suis né en Côte d'Ivoire, j'y ai vécu, j'ai passé mon baccalauréat, j'y ai travaillé, je suis très attaché à la Côte d'Ivoire, cela va sans dire.

Je crois qu'actuellement il y a de tels problèmes, dont le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui, que ce n'est peut-être pas le moment idéal pour ces questions. J'ai dit que je m'exprimerai le moment venu. Je tiendrai cet engagement.

TV5MONDE : On peut donc retenir que ce n'est pas exclu.

Tidjane Thiam : Je vais répéter ma réponse. Le moment venu je m’exprimerai. Ce n'est pas juste une boutade, j'ai beaucoup de respect pour mes compatriotes. Là sur un plateau de télé, c'est agréable, on fait des échanges, mais derrière il y a des vies à respecter derrière tout ça. J’ai beaucoup d’humilité et de respect. Je prends ça très au sérieux. C’est pour ça que je ne vais pas faire de déclarations irresponsables.

TV5MONDE : Justement puisque vous parlez des vies qui sont en jeu. On voit que cette pandémie a impacté très durement l’Europe. Aujourd’hui il y a plus de 120 000 morts. Sur le continent africain, un bilan fait état de 1 300 morts, alors que la communauté internationale redoutait des millions de morts.

Tidjane Thiam : En Afrique, la crise économique a commencé avant la crise sanitaire. La nature des marchés fait que les mécanismes de transmission que sont les prix sont instantanés. Dès que la crise a commencé en Occident, les cours des matières premières, en particulier qui intéressent l'Afrique, se sont effondrés. Le tourisme s'est arrêté de même que le transport aérien, affectant aussi les exportations qui sont vitales pour l’économie africaine.

Le transfert des migrants - des immigrés a été lui aussi durement frappé. Il représente 5% du PIB de l'Afrique. Si vous prenez un pays comme le Liberia c'est 25%. C'est donc un choc économique majeur avant d'être un choc sanitaire. Certaines économies sont plus intégrées à l'économie mondiale que d’autres, ce qui les handicape parfois, même si dans une situation comme celle du coronavirus, cela les protège.

ll faut rester prudent dans cette affaire parce que les chiffres sont bas mais ils augmentent rapidement. Le pire ennemi dans cette affaire c'est la complaisance. Il vaut mieux être trop armé que pas assez.

TV5MONDE : Qu’est-ce que vous redoutez le plus pour les économies du continent ?

Tidjane Thiam : C’est presque une situation tragique en Afrique. Nous sommes frappés au moment où vraiment les choses commençaient à décoller. La Banque Mondiale disait que rapidement 5% des Africains seraient dans la classe moyenne mondiale. Ce tsunami nous frappe à un moment terrible - baisse des recettes de l’État avec une démographie qui ne va pas s’arrêter. L’État est face à des recettes en chute libre et des dépenses en croissance. Cet effet de ciseaux est terrible. Il faut trouver un moyen de passer cet écueil.

L’action que l’on mène sur la dette est très importante. Nous sommes partis sur cette idée de moratoire, car il s’agit d’un ballon d'oxygène. C'était évident pour tout le monde. Ce n'est pas une solution durable. Quand on est face à un choc de cette ampleur, il fallait trouver quelque chose sur lequel la communauté internationale puisse s’entendre, qu’on le fasse rapidement et trouver ensuite des solutions permanentes.

Je suis extrêmement impressionné par le niveau d'engagement des chefs d'État africains : Macky Sall au Sénégal, Cyril Ramaphosa en Afrique du Sud, Uhuru Kenyatta au Kenya, Paul Kagame au Rwanda. Ils sont disponibles, nous faisons des vidéos conférences régulières. Pour une fois en Afrique, on a tout le monde dans ces réunions avec les chefs d’État, mais aussi le secteur privé avec les hommes d’affaires. Il y a une mobilisation du continent qui rassure.

TV5MONDE : Les ministres des finances du G20 ont décidé un moratoire du remboursement de la dette pour les pays les plus pauvres. Une quarantaine de pays en Afrique vont en bénéficier - 76 dans le monde. Vous vous êtes réjoui de cette mesure à effet immédiat puisque c’est de l’argent disponible tout de suite pour ces pays. Allez-vous travailler maintenant et présenter à la communauté internationale un plan d’annulation de la dette publique des pays les plus fragiles, comme l’ont demandé notamment le président du Sénégal Macky Sall et le président français Emmanuel Macron ?

Tidjane Thiam : Il faut que la dette soit supportable sur le long terme. Il y a un consensus assez large sur les pays les plus défavorisés. Le moratoire a donc été adopté. Dans certains cas il faudra des annulations. Mais c’est important qu’on ne soit pas perçu comme l’emprunteur qui revient régulièrement demander l'annulation de ses dettes. À terme, ce n’est pas un bon positionnement pour l’Afrique.

Il est important aussi qu’il y ait des pays africains solvables. Et il y en a. Et pour démontrer qu’ils sont des emprunteurs solvables, crédibles sur la durée. Sans infusion de capital. L’objectif c’est la croissance, c’est qu’il y ait du capital supplémentaire qui rentre en Afrique, pas du capital qui sorte de l’Afrique. Actuellement la dette n'est pas saine. C’est l’Afrique qui finance le reste du monde. C’est une situation aberrante. Il faut donc assainir tout ça.

TV5MONDE : Que voulez-vous dire par cette phrase : c’est l’Afrique qui finance le reste du monde ?

Tidjane Thiam : Si vous regardez les flux financiers, ce qui rentre et ce qui sort à une échelle agrégée. Très souvent l’Afrique paye plus à l’extérieur qu’elle ne reçoit.

TV5MONDE : Des voix discordantes se font entendre comme le ministre béninois de l’Économie et des Finances. Pour lui cette "indulgence" - le moratoire de la dette, c’est le mot qu’il utilise - va ternir l’image des États et leurs accès futurs aux financements. Il milite plutôt pour l’octroi de nouvelles liquidités du Fonds monétaire internartional. L’endettement est un meilleur choix que l’indulgence, dit-il. Vous ne partagez pas cette opinion ?

Tidjane Thiam : Je crois qu’il y a un malentendu. Je reste un peu perplexe par rapport à ces commentaires. Le moratoire est une mesure d’urgence, indispensable comme on l’a dit. On pense qu’on a libéré environ vingt millards de dollars. Cela permet aux États immédiatement de dépenser et d’aider leurs populations. Je vois difficilement comment on peut être contre. Il n’est pas obligatoire. Les pays qui pensent être à l’abri, et suffisamment puissants et forts pour ne pas avoir besoin du moratoire, sont libres. Nous n’obligeons personne.

Devant l’ampleur des incertitudes auxquelles nous sommes confrontés, je préfère être du côté de ceux qui sont prudents, qui font l’hypothèse que cette crise va peut-être durer très longtemps. Et donc il vaut mieux avoir un dialogue ordonné avec la communauté internationale, avec une solution qui est acceptée par tous et que les pays peuvent rejoindre ou pas. Ceux qui ne la rejoindront pas prendront le risque un jour, à Dieu ne plaise, de devoir aller à Washington négocier tout seuls, après avoir fait défaut sur leurs dettes.

Nous essayons d’éliminer ce scénario chaotique qui ferait prendre beaucoup de retard à l’Afrique. Les mesures exceptionnelles ne sont pas humiliantes. Tous les pays du monde ont pris des mesures d’ampleur et de nature complètement exceptionnelles.

L’Afrique se distinguerait et serait dans une situation complètement unique si elle ne prenait pas elle aussi, face à un risque qui menace tout le monde et qui est le même, des mesures exceptionnelles. C’est vraiment un risque énorme que je ne demande pas aux pays de prendre.