NETTALI.COM -  Rassurons-nous à moitié, le phénomène ne concerne sans doute pas que le Sénégal. On a beau parler des élèves et étudiants qui ne sont plus ce qu’ils étaient, de fonctionnaires d’État mal formés, de journalistes à fleur de niveau, même de “marabouts’’ en mal de savoir, mais l’affaissement global qui frappe de larges franges de la vie nationale n’épargne pas la politique. Bien au contraire ! Elle est devenue le concentré ou, pour utiliser un terme plus juste, l’archétype même de la crise.

Maitre Abdoulaye Wade a bien pu lancer à l’endroit de la “jeunesse malsaine’’ des années 80 qu’elle pouvait aller au palais pour y déloger le maître des lieux. A cette époque, c’était Abdou Diouf qui ’’régnait’’ sur l’avenue Roume rebaptisée plus tard au nom de son premier occupant sous le Sénégal indépendant, Léopold Sédar Senghor. Maitre Abdoulaye Wade pouvait pousser le bouchon plus loin, allant jusqu’à demander aux jeunes de rendre les coups que pouvaient leur donner les forces commises à l’époque pour réprimer les manifestations. Le discours va t’en guerre n’est pas si nouveau que cela sous nos Tropiques. Il a sans doute pris des muscles, gagné en virulence et s’est complexifié du fait des nouveaux supports qui l’accueillent.

Ce qui est réellement nouveau et inquiétant, c’est cette tendance à s’enfermer dans ses discours, à faire dans le tout musculaire. Et à n’ouvrir d’autres perspectives que la confrontation.

L’affaissement du niveau dont nous parlions plus haut se révèle ici dans tous ses atours. Car même si Me Abdoulaye Wade, qui savait bien utiliser ce que
Serigne Diop a pu appeler la “stratégie du bord du gouffre’’ qui consiste, en substance, à faire monter la tension jusqu’à un niveau très élevé, ce même Wade savait prendre son téléphone en off, pour discuter de manière responsable de stratégie, cette fois pour s’éloigner… du gouffre. C’est en cela qu’on peut dire de lui qu’il fut un opposant fort talentueux. Il savait être “lion’’ et “njomboor’’ à la fois. Intrépide et audacieux, mais aussi ouvert et diplomate.

Un trait de caractère qu’il partage avec certains de ses aînés et cadets en politique, que les principaux animateurs des forces de gauche des soixante dernières
années ont su mettre en oeuvre pour conjurer le chaos. On oublie souvent que la politique n’a pas commencé dans ce pays ni en 2012 ni en 2022. Et qu’à des moments déterminés de la vie de cette jeune nation, l’esprit de discussion, l’intelligence consensuelle a régulièrement pris le dessus sur les instincts basiques, guerriers, fermés et souvent suicidaires.

Même dans les moments les plus critiques de l’histoire politique de ce pays, à la veille et au lendemain de l’assassinat du juge Me Babacar Sèye, le “cordon’’ du dialogue n’a jamais été totalement rompu. C’est vrai qu’on retrouvait toujours des gens de l’ombre très discrets, à l’image de Famara Ibrahima Sagna, Serigne Abdoul Aziz Sy Junior, etc., qui, armés de leur aiguille, pour utiliser une métaphore bien locale, faisaient un travail d’ombre remarquable qui permettait de résoudre pacifiquement les différends politiques.

C’est donc le plus naturellement du monde, sans que cela ne crée outre mesure un tremblement de terre sur le landerneau politique, que Me Abdoulaye Wade, Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho, pour ne citer que ceux-là, pouvaient se retrouver dans des gouvernements d’union (en 1991 et 1993), siégeant en conseils de ministres et paradant dans les cérémonies officielles, avec tous les apparats, sans que cela ne choque le bon sens commun des électeurs. Et ils pouvaient quitter le gouvernement après y avoir occupé des portefeuilles stratégiques, pour aller en élections (comme pour les Législatives de 1993) et revenir à nouveau siéger, après avoir traité Abdou Diouf de tous les noms d’oiseaux.

Ce jeu de “yo-yo’’ qualifié d’”entrisme’’ par certaines franges de la population, a davantage renforcé l’opposition qu’il ne l’a affaibli, comme le révèle dans ses mémoires bientôt en librairie, “Passion de liberté’’, le professeur Abdoulaye Bathily : “L’entrée de l’opposition au gouvernement lui (NDLR : Abdou Diouf) permettrait, croyait-il naïvement, de neutraliser celle-ci et de la mettre hors-jeu. C’est tout le contraire qui arriva.’’ On connaît la suite, car, sept ans après cette expérience, l’opposition, qui avait bonifié son image, réussissait le coup de maître en déboulonnant le régime socialiste vieux de 40 ans. Les temps ont bien changé.

Disons que la politique s’est gravement dépréciée sous nos Tropiques. Il y a aujourd’hui comme une sorte de “rachitisation’’ continue des us et codes. Une course contre on ne sait quelle montre. Mais pour aller où ? Et pour quoi faire ? Les projections en termes de stratégie déployée sont “court-termistes’’.

La culture tik-tok ou fast-food empêchent les jeunes loups de la politique de miser sur un temps plus long. Or, c’est seulement ce temps-là qui est porteur de projet durable et solide, comme le prouve bien la longue marche vers l’alternance de 2000. L’arrivée de Macky Sall en 2012 est une continuité de l’esprit
de 2000 ; lui qui a largement bénéficié du cadre politique mis en place par l’opposition en profitant aussi de son expérience de gouvernance au coeur du
système Wade.

C’est dire que l’exception sénégalaise qui nous vaut une certaine stabilité dans la durée doit être réinventée, si nous ne voulons pas sombrer dans le gouffre. Ce
ne sera pas le tout messianique qui sera porteur de nouveauté et d’esthétique, au sens profond du terme. Mais un paquet d’intelligences et d’idées nouvelles adossées sur notre glorieux passé d’hommes et de femmes libres, ouverts sur un monde devenu complexe et difficile.

Notre réputation encore préservée au niveau mondial doit coûte que coûte être sauvegardée. Les acteurs politiques ont un besoin impérieux de faire monter le niveau du curseur en intelligence et de le faire baisser du point de vue de la tension engendrée.

Quel Sénégalais supporterait qu’on nous aligne sur la même ligne que les pays environnants ?

“La liberté est nécessaire pour rendre un groupe humain
vivable. Mais toute liberté qui compromet l’ordre peut se
révéler intolérable, de sorte qu’une société ordonnée et
libre repose sur un équilibre délicat entre l’ordre et la
liberté…’’ Djibril Samb, Philosophe sénégalais

 

Mahmoudou Wane