NETTALI.COM - Membre du Groupe sur la souveraineté économique et monétaire de l’Afrique), l’économiste sénégalais, Ndongo Samba Sylla, dans un entretien avec ENQUETE, paru ce mardi, démystifie la nouvelle monnaie. Extraits.

L’Eco CEDEAO a enthousiasmé beaucoup de panafricanistes, mais vous avez toujours semblé moins euphorique pour les monnaies uniques. Pensez-vous que l’Eco pourrait réussir là où le CFA a échoué ?

Les panafricanistes se font beaucoup d’illusions sur l’Eco “authentique’’, le projet de monnaie unique pour les quinze pays de la CEDEAO.

Premièrement, cette monnaie ne verra probablement jamais le jour. Tant que l’approche par les “critères de convergence’’ et l’approche “gradualiste’’ (les pays prêts lancent l’Eco) sont maintenues, il faudra s’attendre à des reports réguliers de son lancement.

Il faut aussi analyser l’Eco comme une question politique pouvant être résumée ainsi : les pays de la CEDEAO, les pays francophones en particulier, sont-ils prêts à utiliser une monnaie pilotée par le Nigeria ? Le Nigeria n’abandonnera jamais sa monnaie nationale, s’il n’est pas le patron de l’Eco, tandis que les pays francophones, jusquelà, ont préféré s’intégrer avec la France et l’Europe plutôt qu’avec leurs voisins.

Deuxièmement, à supposer que cette monnaie voie le jour, elle créerait des problèmes similaires au franc CFA en tant que monnaie unique. Aux Etats-Unis, si une grande banque fait faillite dans un Etat donné ou si un Etat donné fait face à des difficultés budgétaires importantes, c’est le Trésor fédéral qui nettoie l’ardoise. C’est ce qu’on appelle le fédéralisme budgétaire. Avec une monnaie unique CEDEAO, nous aurions des Etats unis sur le plan monétaire, mais chaque pays aurait ses propres lois, son propre budget, etc., sans le bénéfice d’un Trésor fédéral. Si une grande banque nigériane fait faillite au Cap-Vert, c’est le gouvernement capverdien qui devra nettoyer l’ardoise et se condamner à vivre dans l’austérité pendant des décennies. C’est cela le projet de monnaie unique CEDEAO : un copier-coller de l’euro, une monnaie sans souverain qui soumet les pays en crise à une austérité permanente. Nous devons toujours nous rappeler que la monnaie est la créature et l’instrument d’un Etat. Ce qui signifie que seules deux formules peuvent logiquement être acceptées : une monnaie nationale ou une monnaie fédérale. Les formes d’intégration intermédiaires sont vouées à l’échec.

Soulignons également que la Zone euro est la seule zone monétaire entre pays souverains en vigueur à avoir été créée dans la période postcoloniale. Les autres zones monétaires existantes sont des créations d’origine coloniale. La Zone euro est une anomalie historique qui viole le principe “un Etat/Fédération, une monnaie’’. Les Européens sont en train de chercher à rectifier les failles originelles dans la conception de l’euro.

Sur cette dernière question, Paris a annoncé son retrait des instances de décision de la BCEAO, le changement du nom CFA en Eco, ainsi que la fin de l’obligation de dépôt de ses réserves au Trésor français. Qu’en pensez-vous ?

La réforme annoncée par le duo Macron-Ouattara, en décembre 2019, est une réforme administrative, principalement symbolique. Elle n’apporte aucun changement substantiel au cadre existant. L’annonce récente de Ouattara selon laquelle l’Eco, censé se substituer au franc CFA, ne verra pas le jour avant 3 voire, 5 ans, n’est pas une surprise. J’avais soutenu que la rhétorique de la fin du franc CFA et de son changement en Eco n’a aucune portée opérationnelle et que c’est de la poudre aux yeux.

Depuis des années, des intellectuels mènent ce combat. Mais on a l’impression que rien ne bouge, dans certains pays. Qu’est-ce qui bloque, à votre avis ?

Je pense que le combat a énormément avancé grâce à la mobilisation des mouvements panafricanistes et de certains intellectuels. Les populations africaines se rendent compte, de plus en plus, de l’importance de la souveraineté économique et monétaire. Mais les dirigeants politiques, comme sur beaucoup de sujets, sont en retard sur les évolutions souhaitées par leurs peuples. Actuellement, les populations africaines luttent contre les “troisièmes mandats’’. Sur les questions économiques et monétaires, nous autres économistes hétérodoxes continuons de nous battre contre la possibilité d’un “40e mandat’’ : il est temps de se défaire du cocktail économique désastreux qui prévaut depuis les années 1980 ! Dans le cas du franc CFA, né en 1945, nous continuons de lutter contre un “76e mandat’’ !