NETTALI.COM - Après le Conseil interministériel présidé, il y a quelques jours, par le Premier ministre Ousmane Sonko à Diamniadio, le gouvernement lance une procédure secrète de demande de prix aux fournisseurs d’engrais.

C’est parti pour la campagne agricole 2024-2025. En ce qui concerne le volet relatif au marché de l’approvisionnement en engrais, il ne faudrait pas s’attendre à des ruptures profondes pour la campagne en cours. Conformément à une vieille mauvaise pratique, cette année également, il n’y a pas eu d’appel d’offres ouvert et public en ce qui concerne ce juteux marché. C’est par une note estampillée “Confidentielle” que le ministre de l’Agri- culture Mabouba Diagne a saisi certains fournisseurs établis sur le marché pour leur demander des prix relativement à certaines variétés d’engrais.

À la décharge des nouvelles autorités qui viennent d’être installées dans leurs fonctions, relève ce spécialiste, il leur était presque impossible de respecter les rigueurs du Code des marchés publics”. Mais l’État étant une continuité, on est tenté de se demander pourquoi le ministère en question n’avait pas pris les devants pour se conformer aux exigences prévues par la législation en vigueur ?

En fait, malgré les montants importants dépensés chaque année en matière d’approvisionnement en engrais et autres intrants agricoles, les services dudit ministère se sont toujours arrangés pour se soustraire à la législation en vigueur. Au lieu de planifier, ils attendent souvent la veille de la campagne pour se cacher derrière l’urgence et justifier le recours à des procédures dérogatoires. C’est comme si les règles des marchés publics, c’était pour les autres, pas pour le département de l’Agriculture. En tout cas pas dans les achats d’engrais et de semences.

Comme à l’accoutumée, le ministère attend la veille de la campagne, il se cache derrière l’urgence pour passer outre la législation. Il cible quelques opérateurs, leur demande de lui présenter les prix pour différentes variétés d’engrais ou de semences et le tour est joué. “Souvent, on prend presque tous ceux qui soumissionnent parce que les délais sont tellement courts qu’aucun opérateur ne peut arriver à satisfaire toute la demande. Il suffit d’avoir des prix soutenables”. Souvent, le régulateur est mis devant le fait accompli et il est obligé d’autoriser la procédure dérogatoire.

Le nouveau régime est donc attendu sur cette mauvaise pratique érigée en règle dans ledit ministère.

Pour justifier cette pratique que d’aucuns ne manquent pas de qualifier d’il- légale, il est souvent évoqué le fait que ce sont les agriculteurs qui achètent. L’État ne fait que subventionner le prix. “Après avoir sélectionné les opérateurs, l’État confie à chacun une zone. Le paysan vient prendre son quota, il paie la moitié et l’État va payer l’autre moitié. C’est pourquoi ils considèrent que ce n’est pas un marché, c’est le privé qui achète et l’État subventionne. L’autre argument qui est souvent brandi est lié aux crédits. “Cette procédure est loin d’être agréée par les puristes du droit de la commande publique qui estiment que ce marché doit également être passé conformément au Code des marchés, d’autant plus que les montants alloués dépassent largement les seuils prévus pour la procédure de demande de renseignements et de prix.

Cela dit, selon certains acteurs, les nouvelles autorités ont tout de même été plus rigoureuses dans l’établissement des critères pour participer à ce marché. “Les critères ont été un peu corsés par rapport à ce qui se faisait. Nous sentons un souci d’instaurer plus de transparence et de rigueur”, soutient ce fournisseur sous le couvert de l’anonymat, non sans ajouter que cela va “encourager des pratiques plus vertueuses et une dynamique positive, à condition que sa mise en œuvre soit pragmatique et co-construite avec les professionnels”.

Outre les violations du Code des marchés publics érigés en règle, la campagne agricole est souvent émaillée de magouilles qui devraient être revues par les nouvelles autorités. Parmi ces pratiques peu vertueuses, il y a celle qui consiste à travailler avec des fournisseurs qui, au lieu de donner de l’engrais aux paysans, vont leur donner de l’argent et se font rembourser en espèces sonnantes et trébuchantes. “Par exemple, on doit te donner un sac d’engrais à 40 000 F. Normalement, le paysan paie 20 000 et l’État paie l’autre moitié. Parce que j’ai été retenu et je n’ai pas de l’engrais, je te donne 10 000 F en espèce et après l’État va me payer 20 000 F. Il y a trop de nébuleuses dans le secteur”, confie ce paysan dont les propos ont été confirmés par plusieurs sources.

Les acteurs espèrent plus de transparence avec les nouvelles autorités.

Les attentes des paysans

Du côté du Cadre national de concertation des ruraux (CNCR), on met l’accent sur la nécessité de mettre à disposition des producteurs de l’engrais “en quantité, en qualité et fortement subventionné”. C’est du moins la conviction du porte-parole de l’organisation Sidy Ba.

Selon lui, la priorité des priorités, c’est de tout faire pour que l’engrais soit disponible très tôt au niveau des points de distribution et à des taux fortement subventionnés. “Cela veut dire que les intrants doivent être disponibles avant l’hivernage. Si l’on commence à acheminer l’engrais le 15 mai, c’est déjà très bien et il faudrait commencer par le Sud où il pleut très tôt. En mi-juin, si tout est disponible, ce serait une excellente chose, une rupture par rapport à ce qui se faisait”.

Dans la même veine, M. Ba insiste sur la nécessité de fournir “l’engrais, organique comme chimique, en quantité et en qualité suffisante”. Selon lui, l’État devrait également privilégier les engrais destinés aux céréales (riz, maïs, mil...) car c’est ce qui nourrit les Sénégalais, tirer le pays de la dépendance vis-à-vis de l’extérieur, sans oublier l’engrais pour les légumineuses : arachide, niébé...

L’autre défi que le gouvernement devrait relever, c’est celui relatif aux quotas des gros producteurs. “Les quantités sont insuffisantes. Il faut donc les utiliser à bon escient, en les donnant à ceux qui en ont le plus besoin. Les gros, ils ont de l’argent, ils ont des terres, ils ont de quoi acheter des intrants. Pourquoi leur donner des intrants ? Il faut les donner à ceux qui en ont besoin et ces gens sont identifiés ; ils sont dans les coopératives. Je pense que c’est plus pertinent. C’est une hérésie, ce n’est pas la rupture, c’est la continuité dans sa pire forme”, soutient le porte-parole du CNCR.

À l’en croire, toutes les magouilles passent au niveau de ces quotas et l’État devrait y instaurer plus de transparence. “Les gens savent s’adapter. À chaque fois qu’il y a des mutations, ils s’adaptent pour capter encore les choses. Aujourd’hui, ils sont en train de s’organiser en coopératives pour capter les subventions”, a-t-il ajouté, non sans inviter l’État à “responsabiliser les organisations agricoles qui connaissent le monde rural, qui connaissent les bons et les mauvais opérateurs pour lutter contre certaines fraudes”.

Un marché estimé à plus de 80 milliards au minimum

Pour avoir une idée sur le cout du marché, “EnQuête” a pu vérifier les prix en cours sur le marché, nettement en deçà des prix auxquels l’État achète. Si l’on se fie uniquement aux prix en gros, l’État va débourser au bas mot près de 80 milliards dans l’achat des engrais.

Selon le document que nous avons pu parcourir, le besoin exprimé par l’État est estimé à 100 000 t pour l’urée. Sur le marché, la tonne de l’urée est vendue à 280 000 F CFA (prix en gros), soit au total 28 000 000 000 F CFA.

En ce qui concerne l’engrais organique liquide, le besoin est de 100 000 l. Sur le marché, le litre est vendu à 11000F, soit 1 100 000 000 FCFA pour le total. Pour l’engrais organique solide, l’État a besoin de 10 000 t pour 210 000 F la tonne. Pour l’amendement organique, l’État a besoin de 10 000 t pour 160 000 F la tonne.

Relativement aux engrais chimiques, l’État a exprimé pour le NPK 6.20.10 à 57 000 t. Sur le marché, la tonne est vendue à 245 000 F. Pour le NPK 15.15.15, l’État a besoin de 45 000 t et la tonne coute 315 000 F sur le marché. Les quantités demandées dans les for- mules NPK 15.10.10, 10.10.20 et 9.23.30 sont respectivement de 26 000 t(260 000F CFA la tonne) ; 20000t (295 000F la tonne) et 3000t (375 000 F la tonne).

Pour le DAP, le document fait état d’une quantité de 8 000 t, alors que le prix est vendu sur le marché à 410 000 F la tonne. Il s’agit là des prix en gros et l’État achète bien plus cher.

À noter également que l’engrais utilisé vient souvent d’autres pays comme ceux de l’Est et d’Europe de l’Ouest, notamment en Russie, en Espagne et en Turquie, même s’il y a une partie qui est fabriquée localement.