NETTALI.COM – Présentés comme des connivents de Karim Wade dans le cadre des poursuites engagées par la CREI (Cour de répression de l’enrichissement illicite), Bibo Bourgi, son frère Karim Abou Khalil et Pape Mamadou Pouye sont cités dans les Panama Papers, de même que Pierre Goudiaby Atepa. Enquête revient sur les pratiques d’évasion fiscale et tend le micro au fiscaliste Abdoulaye Gningue.

Au-delà de l’affaire Bibo Bourgi et Cie, la question qui se pose dans ces scandales répétitifs liés aux paradis fiscaux, c’est de savoir si les faits évoqués sont répréhensibles ou non ? Interpellé, le docteur Abdoulaye Gningue, Inspecteur principal des impôts et des domaines, Chef du Bureau de la stratégie et de la modernisation, explique, dans les colonnes de Enquête ce vendredi : “En matière de fiscalité, il y a un principe qui veut que certaines sociétés ne paient d’impôts que là où elles ont leur siège social. Et en ce qui concerne les paradis fiscaux, ce sont des pays qui ont des fiscalités presque nulles. C’est pourquoi certaines sociétés ont tendance à aller se domicilier dans ces pays, au détriment souvent des Etats où elles exercent réellement leurs activités.’’

En soi, souligne le spécialiste, ce n’est pas illégal, mais tout est dans l’intention. “Quand on crée une société dans le seul but de fuir les impôts, ça devient illégal. Si on parvient à démontrer que l’entreprise n’a aucun lien objectif avec le pays où elle est domiciliée ; qu’elle n’a été domiciliée dans ce paradis fiscal que pour se soustraire à l’impôt, par le biais de montages sophistiqués, nous considérons que c’est illégal’’, soutient le Dr Gningue.

Selon le spécialiste, cette question pose beaucoup de problèmes aux Etats et occasionne des pertes énormes de recettes. Par ailleurs, fait-il remarquer, il faut noter que les choses sont loin d’être aussi simples. Après avoir signalé la distinction entre contribuables personnes physiques et contribuables personnes morales, il explique : “Pour les personnes physiques, elles sont imposées, au Sénégal, selon deux critères alternatifs : le lieu de domiciliation ou bien ceux qui ont des revenus de sources sénégalaises. Pour les personnes morales, ne sont imposées en principe que les personnes morales qui exploitent au Sénégal. Voilà le principe, sauf pour les compagnies de navigation aérienne et maritime. Lesquelles ne sont imposées que là où elles sont domiciliées.’’

On est alors tenté de se demander quel intérêt les compagnies, autres qu’aériennes et maritimes, ont à aller dans un paradis fiscal ? Le spécialiste souligne : “L’intérêt est surtout d’agir sur ce que l’on appelle le mécanisme des prix de transfert pour ne pas payer beaucoup d’impôts. Par exemple, dans les transactions entre une société mère qui se trouve dans un paradis fiscal et sa fille qui se trouve au Sénégal, on s’arrangera de sorte qu’il y ait peu de bénéfices ou bien pas du tout au Sénégal. Par le biais de ce mécanisme, on transfère l’essentiel des bénéfices dans la société domiciliée au paradis fiscal.’’ Selon le chef du Bureau stratégie et modernisation, des initiatives sont menées aussi bien au niveau national qu’international pour combattre le fléau. Il en est ainsi de l’initiative de l’OCDE allant dans le sens de la réforme du système fiscal mondial, en exigeant un impôt minimum obligatoire.

Au niveau national, il précise : “On n’a pas mal de dispositions pour lutter contre ces opérations. Par exemple, avant, on signait des conventions dans le but de lutter contre les doubles ou les multiples impositions. Aujourd’hui, on signe des conventions qui luttent certes contre les doubles et multiples impositions, mais aussi contre les non-impositions. C’est-à-dire si l’autre Etat avec lequel nous avons signé la convention n’impose pas, le Sénégal va imposer.’’

A ceux qui invoquent les forts taux d’imposition pour justifier ces tentatives d’optimisation ou d’évasion, il rétorque : “Je ne pense pas que la fiscalité est excessive au Sénégal. Nous avons une fiscalité correcte. Maintenant, ce n’est jamais parfait dans n’importe quel pays. Mais je pense que c’est quand même correct. Ce qu’il faut savoir, c’est que la forte imposition ne saurait légitimer cette tendance à fuir pour aller se loger dans les paradis fiscaux.’’ Mais pourquoi autant de bruit autour des paradis fiscaux ? Selon le spécialiste en droit fiscal Ibrahima Bèye, “la première chose qui choque dans les paradis fiscaux, c’est la non-transparence ou l’opacité qui y règne. Ce qui empêche de connaître la licéité de l’origine des transactions des sociétés et hommes d’affaires/ politiques. Certains l’utilisent pour blanchir de l’argent ou cacher leurs actes de criminalité financière. De plus, il y a les effets de l’évasion fiscale qui empêchent les économies, surtout les plus fragiles, à mobiliser les recettes fiscales nécessaires pour financer en partie leur développement.’’ Sur les moyens de lutte contre le fléau, il estime qu’il sera difficile, à l’échelle des pays, de stopper l’hémorragie. “C’est un combat international qui requiert une coalition internationale, avec la mise en place de règles fiscales internationales, la levée du secret bancaire, etc. Mais ce n’est pas un combat gagné d’avance, car la fiscalité relève de la souveraineté et beaucoup de pays l’utilisent pour attirer des investisseurs. Ce qui peut créer à la fois une concurrence fiscale dommageable qui ne profitent qu’aux hommes d’affaires et entreprises’’. Pour le cas concret du Sénégal, l’expert basé au Togo fait savoir qu’il existe surtout des dispositions visant à lutter contre l’évasion fiscale. A ce propos, fait-il observer, il y a notamment le dispositif de lutte contre les prix de transfert, les retenues à la source sur les redevances… qui permettent de limiter les effets néfastes dans l’économie de l’utilisation par certaines entreprises des paradis fiscaux comme siège social de leur société mère’’.