CONTRIBUTION - Pour la République démocratique du Congo, il est opportun de réfléchir aux linéaments d'une approche de développement économique et social intégré à même de lui permettre de créer la croissance inclusive, résiliente et durable que mérite l'un des pays du monde les plus riches au kilomètre carré. Il ne s'agit pas d'un rêve éveillé mais bien d'une perspective réaliste qui peut faire de ce pays aux neuf frontières une locomotive de co-émergence grâce aux espaces socio-économiques transfrontaliers homogènes qui l'entourent. Pour cela, elle doit sortir de son économie de guerre.

RDC : sortir de son économie de guerre

Une économie de guerre est une universalité de rationalités commerciales, financières, monétaires, politiques et sociologiques interdépendantes et en dynamique, le tout basé sur le contrôle des moyens de la violence. Comme dans toute économie, ses acteurs développent l'expertise qui est nécessaire à la poursuite de leurs objectifs.

En RDC, ce principe a fécondé des rébellions qui se sont alliées avec des investisseurs et des exploitants informels privés pour piller les ressources du pays au grand dam de ses populations. Ainsi, les foyers de rébellion se sont multipliés pour développer et consolider des centres de pouvoir. Ce principe s'est transformé en paradigme pour finir par faire du pays un territoire d'économie de guerre avec ses rationalités, systèmes et structures propres ; une économie avec son secteur public, son secteur privé et sa classe politique, tous définis par leur congruence par rapport à l'économie de guerre. Rien de surprenant alors que de se retrouver entre pouvoirs centraux, pouvoirs provinciaux et rebelles potentiels pour faire la paix en se partageant le pouvoir.

Paix armée et rebellions larvées ont surtout été à la base de la relative stabilité observée dans le pays depuis son indépendance. La neutralisation des capacités de nuisance aussi. Dans tout cela, aucune place n'a été faite pour le développement économique et social des populations. Il faut dire que, humiliées et obsédées par leur survie alimentaire quotidienne, elles n'ont guère été une menace explicite pour l'ordre établi. Tout cela a impacté les institutions du pays.

Stopper le dévoiement de ses institutions…

À l'instar de nombreux pays africains du début des années 1990, la RDC a tenu sa Conférence nationale. Pour rappel, les Conférences nationales souveraines ont été tenues pour contenir la colère de populations appauvries par l'application apathique des « Dix Commandements » du « Consensus de Washington », parmi lesquels les recettes univoques des programmes de stabilisation, d'ajustement structurel et de libéralisation des lointaines institutions de Bretton Woods. Elles ont accouché de décisions visant à démocratiser les champs politiques africains par l'introduction du multipartisme et la construction d'institutions démocratiques.

Parmi les premiers pays à subir les affres du Consensus de Washington depuis 1980, la RDC a connu, sept ans après sa Conférence nationale souveraine, une rébellion armée qui a pu s'emparer du pouvoir central de Kinshasa. D'autres rébellions armées ont suivi, qui se sont soldées par le partage du pouvoir entre groupes armés avec, cependant, une grosse nuance : cela s'est fait au travers des institutions républicaines.

… par des alliances contre nature

Parallélisme des forces, la neutralisation des groupes armés par le partage du pouvoir s'est traduite par le partage du contrôle des institutions républicaines entre adversaires devenus alliés politiques. Pendant très longtemps, les institutions de la RDC se sont ainsi progressivement ligotées, rendant le pays véritablement ingouvernable sur le plan socio-économique. En somme, l'expression contextuelle du « diviser pour régner » et/ou du « coopérer avec ceux qui représentent une menace ».

La RDC s'est ainsi illustrée dans une sorte de juridisme institutionnel qui a contribué à dévoyer ses institutions républicaines qui se disaient démocratiques. Du personnel dévoyé a perverti la rationalité des institutions : justice, parlement, police, armée, éducation, santé, système électoral, finances publiques, etc., l'essentiel étant de contrôler les institutions et de « suivre » des procédures que l'on peut établir ad hoc, même si elles sont issues de lois iniques.

Un chef-d'œuvre de coup d'État structurel quasi permanent par la prise de toutes les composantes de la citadelle républicaine.

Révolution institutionnelle sans nouvelles élections

Cela étant, sur quelles bases contester des lois, des sanctions, ou le résultat d'élections ? C'est ainsi que le génie politique congolais a été mis en œuvre pour prendre, à défaut d'arguments, objecteurs de conscience et autres organisations des droits de l'homme. De quoi susciter des vocations sur le continent. Les Congolais sont ingénieux. Leur classe politique apprend très vite. C'est ainsi que la RDC a aussi inventé un modèle de révolution institutionnelle sans nouvelles élections législatives.

En renversant des majorités au Parlement et au Sénat, « simplement » en faisant que des élus y changent de bord politique. Pour y arriver, il fallait d'abord renverser les loyautés au niveau de l'armée, la police et la justice, ce qu'un chef d'État en exercice bien conseillé pouvait faire. Un contrecoup d'État structurel qui peut durer le temps de nouvelles alliances politiques « catalysées » par le contrôle des moyens de la violence. Et les populations affamées, humiliées, désespérées et énervées dans tout cela ?

S'atteler à construire une nation

Les récentes sanglantes émeutes qui ont eu lieu dans un pays réputé stable comme le Sénégal doivent faire réfléchir les nouveaux dirigeants congolais. Ils doivent construire une nation. Le Sénégal, réputé stable et démocratique, a vu les fondements de sa république menacés par les émeutes du 3 au 8 mars 2021. Des régulateurs sociaux bien installés dans sa culture séculaire du vivre-ensemble sont automatiquement entrés en action pour apaiser la situation. Cette particularité bien sénégalaise aura été salutaire. Après avoir essuyé cette dangereuse alerte, il était juste pour les autorités sénégalaises de montrer qu'elles sont prêtes à répondre aux attentes de leurs populations par des initiatives immédiates.

Cependant, il leur faudra rapidement revenir à l'analyse des déterminants structurels qui sont véritablement à la base des frustrations exposées, afin de faire des propositions de développement économique et social auxquelles leurs populations pouvaient croire. C'est la crédibilité de ces propositions qui motiverait leur adhésion. Pour gagner une paix sociale durable, il faut démontrer aux populations comment bâtir une économie résiliente sur ses forces, y compris dans le cadre de partenariats gagnant-gagnant. Cette analyse vaut aussi pour une RDC qui est beaucoup moins stable que le Sénégal. Pour ce faire, revenons aux fondamentaux de la Nation.

Qu'en est-il ? Une nation se définit par une communauté de destin. On partage une communauté de destin quand on peut en revendiquer une part. C'est ce qui peut faire qu'on se sente concerné par le devenir d'une communauté et être motivé à participer à sa construction. Ceci renvoie à l'inclusion et à l'enrichissement collectif par l'addition des diversités. C'est pourtant ce que beaucoup de politiciens n'arrivent pas à faire, qui fondent leurs attitudes et interventions sur la recherche de situations de rente. Un tel paradigme ne peut mener qu'aux exclusions, injustices, rancœurs, revanches, désordres et déstabilisations, confisquant le devenir d'une nation.

Tant que des gens iront en politique, surtout pour assurer leur bien-être personnel, il se trouvera toujours d'autres personnes pour le leur contester, légitimement. C'est pourquoi la construction des nations est difficile en Afrique, les conflits entre les populations frustrées sapant les initiatives pour construire une communauté de destin. Le fait est qu'on ne peut pas bâtir d'équilibre institutionnel durable par la somme algébrique de déséquilibres politiques fondamentaux. Le modèle politique qui a été développé en RDC a banalisé, voire normalisé l'instabilité. Il pourrait entraîner de graves conséquences sur la sécurité des populations et alimenter des instabilités sociales chroniques. Les options de sortie de crise institutionnelle qui sont discutées par beaucoup de commentateurs sont, à court et moyen termes, des scénarios catastrophes pour les populations pauvres de ce riche pays. Le seul résultat en serait la neutralisation de la capacité de nuisance mutuelle entre adversaires politiques. Cela donnerait l'illusion d'une stabilité politique qui diffère le travail du développement, gage de stabilité sociale. C'est ainsi que l'ombre de la misère est toujours dans l'angle mort de la plupart des politiciens. Puisqu'on ne peut pas fuir son ombre, aucun arrangement politique ne devrait prévaloir sur l'urgence d'états généraux du développement. Ils pourraient réunir enfants, amis et alliés du pays autour de la recherche de solutions directes à une croissance inclusive qui fécondent leur communauté de destin.

Il est possible de faire sortir la République démocratique du Congo de ses propres pièges politiques pour en faire une locomotive de croissance inclusive pour ses populations et pour l'Afrique.

Installer la RDC sur l'orbite de la co-émergence

Au regard de tous ces éléments, la RDC peut-elle enfin se réveiller pour incarner l'espoir d'une co-émergence africaine bâtie sur les immenses forces du continent ? Ce serait possible si tous les politiciens congolais mettaient leurs bilans économiques et sociaux et leurs projets sur la table. Il convient aujourd'hui, pour tous les enfants, alliés et amis de la RDC, de se réunir autour de la conception et de la mise en œuvre effective de programmes de croissance inclusive pour sortir les populations du pays de la misère à laquelle rien ne les prédispose. C'est cela l'intérêt d'une vraie « Union sacrée pour la Nation ».

Car la RDC a vraiment tout ce qu'il faut pour se développer et être un modèle pour toute l'Afrique. Avec neuf frontières, le pays connaît une diversité culturelle autant qu'une diversité de ressources à même de permettre de construire plusieurs centres de croissance multipolaires dans chacune de ses vingt-six provinces. C'est une question d'expertise et de méthode. Explications.

Au départ, il s'agit de construire des chaînes de valeurs sur des lignes de production dormantes et/ou insuffisamment exploitées. Par ligne de production, il faut entendre le potentiel d'exploitation d'une matière première agricole, halieutique, minérale, solaire, atmosphérique, éolienne, créative, culturelle, touristique, etc. Il faut aussi entendre les potentiels de production pour soutenir des infrastructures. Cela est valable pour la fourniture d'électricité par du potentiel hydroélectrique, les cours d'eau pour développer une économie maritime et/ou fluviale, etc.

La question centrale est celle du modèle de transformation de la ressource que constitue une ligne de production. Celle-ci peut devenir une chaîne de valeurs si elle est travaillée de manière à produire des opportunités de création de valeurs ajoutées cascadées en chaînes, au niveau d'un espace économique donné. Elle peut donner naissance à une filière lorsqu'elle offre l'occasion à des acteurs de se constituer en structures consulaires pour l'exploiter. Le développement de chaînes de valeurs, par la transformation de lignes de production potentielles, peut aider à y intégrer des espaces économiques généralement discontinus et caractérisés par un manque de cohésion des structures économiques. Il convient de régler la question de la définition du territoire en termes de sous-espaces économiques homogènes, c'est-à-dire des espaces qui renferment les mêmes potentialités, opportunités, vulnérabilités et défis. On en ferait alors des sous-espaces plans, c'est-à-dire des espaces qui peuvent faire l'objet des mêmes programmes intégrés, avec un degré élevé de cohérence et d'homogénéité décisionnelle. C'est une manière d'organiser la décentralisation de l'initiative, de la programmation et de l'action, pour permettre la participation du plus grand nombre de femmes et d'hommes, au plus grand nombre d'activités économiques et sociales auxquelles elles attachent de la valeur. Cela n'est pas à confondre avec la déconcentration du pouvoir.

S'appuyer sur des stratégies d'interface

L'un des moyens d'y arriver est de s'appuyer sur des stratégies d'interface qui permettent de définir rapidement des sous-espaces plans dans toute l'étendue du territoire de la RDC. On peut ainsi rapidement venir avec des programmes intégrés accompagnés de projets définis jusqu'au bout. Ces sous-espaces plans vont abriter des grappes intégrées d'activités économiques et sociales. Des interventions combinées et livrées sous forme de « packages » pourront ainsi toucher aux infrastructures, à l'éducation, à la formation, à la création d'entreprises, à la transformation industrielle, à l'industrialisation du secteur informel et à son intégration au secteur formel, aux services d'appui financiers et non-financiers aux entreprises, aux activités sociales, etc. Chaque intervention fera partie d'un système : elle n'aura de sens que par rapport au système. Un tel modèle va avec son système intégré de financement qui est basé sur des partenariats public-privé sur les chaînes de valeurs. Il permet d'utiliser des fonds publics limités pour lever des investissements privés massifs et collectivement dé-risqués.

C'est ainsi que l'on peut envisager de créer et de développer des centres de croissance multipolaires, de les relier entre eux par des chaînes de valeurs. Une telle approche pourrait justifier la création de plateformes logistiques compétitives et bancables, de les relier entre elles par des chaînes logistiques, pour finir par désenclaver des pans entiers du territoire de la RDC. On peut ainsi prendre tous les éléments congruents d'une stratégie intégrée pour les conjuguer et, en même temps, développer des aptitudes par la formation dans l'action. Se faisant, on peut produire des programmes de développement intégré et accéléré dans toutes les provinces de RD Congo et travailler en même temps à les mettre en œuvre pour un impact rapide sur les populations.

C'est ce menu-là qui devrait être sur la table du dialogue entre les hommes politiques, d'autant plus qu'en l'état actuel, la composition du futur gouvernement se fera vraisemblablement sur des bases politiques et géographiques. En procédant avec les éléments ci-dessus développés, peu importera finalement qui sera au gouvernement. Le plus important sera ce sur quoi ses membres vont travailler. Au sortir de cette démarche, les Congolais ne devraient pas manquer de s'entendre sur l'essentiel et se mettre véritablement en orbite de co-émergence et d'entraîner dans son sillage toute l'Afrique.

* Économiste sénégalo-suisse, cet ex-cadre de la Banque mondiale est professeur et entrepreneur privé pour le développement des chaînes de valeurs.

(Contribution publiée par le journal français Le Point)