NETTALI.COM - J’ai eu la chance, pendant deux décennies (2000-2019), de dialoguer régulièrement avec Ousmane Tanor Dieng. Au-delà de la relation humaine qui nous liait, il me faisait l’amitié de me consulter sur beaucoup de sujets pour solliciter mes avis. La sollicitation m’enchantait d’autant qu’elle portait souvent sur divers sujets en général, politiques en particulier. Je ne comprenais pas les ressorts de cette confiance en ma modeste personne, mais m’en réjouissais au regard de son envergure.
Au demeurant, les avis que je lui donnais étaient, paradoxalement pour moi, une grande opportunité d’apprentissage. En effet, sur chaque sujet, mes petites réflexions provoquaient en lui de grandes réflexions qui m’alimentaient et m’amenaient à améliorer qualitativement mes avis. En réalité, il avait souvent les réponses des questions qu’il posait, mais prenait le parti de les confronter à d’autres opinions avant de les valider. Cette démarche prudentielle était un des traits caractéristiques de sa vie.

Au fur et à mesure qu’on le fréquentait, l’on se rendait compte qu’il était une grande et multidimensionnelle personnalité dont on ne pouvait pas appréhender toutes les facettes, toutes les dimensions. Assurément, aucun des connaisseurs de Tanor ne pouvait l’appréhender dans sa totalité intrinsèque.
Aussi, tout en ayant conscience des limites de ma connaissance de cette éminente personnalité, puis-je, tout de même, avancer avec certitude, qu’il était un intellectuel total, un républicain jusqu’au bout, un politique pragmatique et un homme d’Etat modèle.

1.    Un intellectuel total

Grand Tanor n’était pas de la race, aujourd’hui largement répandue, de ces intellectuels experts qui ne sont à l’aise que dans leur spécialité. Lui était un intellectuel total au sens sartrien, c’est-à-dire quelqu’un qui aimait et savait réfléchir de façon globale sur les problèmes globaux. Il était doté d’une vaste culture générale, d’un savoir encyclopédique et d’un système de pensée à fonctionnalité  heuristique ; ce qui lui conférait une capacité d’analyse extraordinaire des problématiques de la vie.
Riche d’une haute capacité d’abstraction, il aimait discuter librement, débattre en profondeur, colloquer sans tabou, écrire avec une encre véridique… sur tout. Se gardant toujours de céder à l’émotion, son habitus le portait à prendre de la distance épistémologique nécessaire pour approcher ses objets de pensée. Il privilégiait toujours la raison et la rationalité dans le raisonnement et l’action, n’aimait pas les approximations, se méfiait dans, l’intimité de sa conscience, des approches idéologiques et trop partisanes. Bien qu’ancré dans la cosmogonie négro-africaine, il avait, avec un attachement fort aux Lumières, l’esprit universel et œcuménique.

Sur chaque sujet, question ou problème, il s’employait à garder la lucidité, à rester objectif et à aller en profondeur, à en évoquer tous les aspects avant d’arrêter une position. Il était un passionné de l’analyse fine, aimait complexifier les problèmes apparemment simples et simplifier les problèmes complexes. Il recommandait fortement de toujours, d’abord, prendre le temps de bien poser les termes des problèmes avant d’envisager, ensuite, de les solutionner ; car, pour lui, un problème bien posé était presque résolu. Il trouvait que, souvent, la non résolution des problèmes résultait de leur mal formulation. Ceci est un révélateur de son sens élevé de la Méthode.

Pour résoudre les problèmes, il refusait de s’enfermer dans un seul champ disciplinaire, une optique monolithique, une vision simpliste. Il privilégiait toujours, l’approche holistique, la pluridisciplinarité et la démarche dialectique. Il était adepte de la contradiction argumentée et mesurée. Il privilégiait la densité dans la préparation et la conception des choses, mais la simplicité pédagogique dans leur présentation. Il était soucieux que l’on se fasse comprendre.

2.    Un républicain jusqu’au bout

Le mot République résonnait comme une antienne dans le propos de Tanor. Il se définissait comme un enfant de la République au service de la République. Son rapport à la République relevait du registre de la sacralité. Son ton était grave et solennel lorsqu’il prononçait cet être de droit qu’est la République. A cet égard, il aimait bien rappeler le mot de Jaurès évoquant « la République jusqu’au bout ». Tanor avait foi aux fondamentaux du républicanisme, à l’idéal républicain. Il mettait la République largement au-dessus des contingences politiques. Il croyait en la République idéale et désirait ardemment que la République sénégalaise s’en approche. Son propos et son action traduisent son attachement à la République démocratique, laïque et sociale proclamée par le Constituant sénégalais.

3.    Un politique pragmatique

En politique, Tanor, bien au fait des grandes doctrines contemporaines et du socialisme africain, est, de par ses idées politiques, un social-démocrate qui pensait en homme d’action et agissait en homme de pensée. Sa conception de la politique était lucide, pragmatique, rationnelle mais un peu trop raffinée, un peu trop sophistiquée pour l’environnement sénégalais. Il avait une profonde connaissance du Sénégal et des Sénégalais et était un homme de réseau doté d’un relationnel d’envergure. Il avait incontestablement les qualités d’un fin stratège, d’un habile organisateur, d’un pédagogue du développement et d’un leadership éclairé, même s’il n’a pas été « l’élu de Dieu par le peuple » pour reprendre une formule du Président Senghor.

4.    Un homme d’Etat modèle et un modèle d’homme d’Etat

Tanor avait une culture et un culte de l’Etat hérités de Senghor qui est sa référence en la matière. Adepte de l’organisation et de la méthode de la doctrine senghorienne, Tanor aura été un loyal serviteur de l’Etat, même dans l’opposition qu’il a dignement pratiquée pendant une douzaine d’années. C’est l’inventeur, dans notre pays, de l’opposition républicaine qui exerce une fonction tribunitienne contre les politiques publiques du Gouvernement, tout en restant loyale à l’Etat et à ses institutions. Il est un produit de l’Etat sénégalais, mais aussi un de ses bâtisseurs. Profondément préoccupé par l’avenir et le devenir de l’Etat sénégalais, il me confiait souvent que son soutien à Macky Sall avait une seule motivation : avec lui, l’Etat est entre de bonnes mains.

Pr. Ismaila Madior Fall
Ministre d’Etat