NETTALI.COM - Il en a dit des choses contre la justice, ce cher Premier ministre. La littérature est tellement fournie sur le sujet qu’il est difficile de savoir par quel bout prendre ses déclarations. « L’un des plus grands problèmes de ce pays, c'est la Justice. Si vous croyez que parce qu'il y a un changement de régime, tout est rentré dans l'ordre, vous vous trompez lourdement… », a récemment déclaré Ousmane Sonko.

Rappelons tout de même, il n’y a guère longtemps, lors d’un conseil des ministres, ce dernier dressait un sévère réquisitoire contre les pratiques observées dans plusieurs structures publiques, dénonçant au passage des manquements graves, récurrents et contraires aux règles de transparence et de bonne gouvernance. Il mettait par la même occasion en cause, la performance du service public, tout en relevant la mauvaise qualité de la représentation dans certains conseils d’administration, due au profil inadapté de certains représentants.

Tout cela ne veut dire qu’une chose, beaucoup de secteurs au Sénégal connaissent des problèmes, même s’il faut, dans le cas de la justice, relativiser le jugement d'Ousmane Sonko, puisque son commentaire a eu lieu dans le cadre d’un dossier judiciaire le concernant personnellement. Un commentaire que l'on toutefois placer sour le registre de l'émotion, certainement parce qu'il s'attendait pas à ce que  le rabat d’arrêt soit rejeté par par la Cour suprême sous le format de ses chambres réunies.

Il ajoutera même ceci : « ce dossier n’a aucun rapport avec ma candidature. De ce qui reste de mon existence, si je ne participe pas à une élection, ce serait de ma propre volonté parce que rien ne peut m’empêcher d’être candidat », estimant dans une vidéo que l’affaire n’était « pas finie ».

Une décision de justice qui relève de l'autorité de la chose jugée. Et pour le Premier ministre qu'il est, il aurait dû s'abstenir simplement de tout commentaire en prenant acte, au lieu de s'en prendre à la justice comme lorsqu'il était opposant. Quel signal donne-t-il aux justiciables sénégalais ?

Nul ne devrait à la vérité tenter de jeter un discrédit sur l’institution judiciaire. Dans tous les cas, le PM est conscient que même, en cas de poursuite contre lui pour cette raison, celle-ci n’aboutirait pas. Etant Premier ministre, il n’est passible que devant la Haute cour de justice pour les faits commis alors qu’il était en fonction et que la procédure doit être déclenchée par l’Assemblée nationale où il détient une majorité confortable.

Et l’ancien député Théodore Monteil d’adresser une mise en garde puisqu’il considère Ousmane Sonko comme le Premier ministre et chef du gouvernement, dont « les paroles engagent l’État », estimant que « lorsqu’il attaque la justice, il ne parle pas en militant, il parle en dépositaire de l’autorité publique. Et ce qu’il fait, c’est affaiblir l’un des piliers essentiels de notre République »

Me Aïssata Tall Sall, avocate et cheffe de file du groupe parlementaire Takku-Wallu, est elle aussi montée au créneau, le lundi 7 juillet pour exprimer son indignation et alerter sur les risques pour l’équilibre institutionnel du pays, relevant qu’ « il y a un malaise général qui gagne le pays avec les déclarations du Premier ministre, surtout celles concernant la justice ». Me Aïssata Tall Sall, forte de sa longue carrière d’avocate, s’est ainsi dite choquée par le ton et le contenu des attaques du chef du gouvernement contre les magistrats, faisant savoir que « Jamais, de ma mémoire d’avocat, je n’ai vu un gouvernant tenir des propos pareils à l’encontre de la Justice »

A la vérité, entre Ousmane Sonko et la justice, les rapports n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Ils datent du temps de l'opposition. La seule issue qu’il semble entrevoir dans les décisions de justice le concernant, semble être celle de la victoire ou sinon…

Toujours est-il que le nouveau projet d’Ousmane Sonko est de faire réviser tous ses dossiers, malgré quelques réserves émises par le garde des sceaux. Il a ainsi révélé avoir donné mandat à ses avocats pour introduire une demande dans ce sens. « ...Que la Justice prenne ses responsabilités sur tous les dossiers me concernant. Nous n'oublierons jamais ce qui s'est passé dans ce pays. Parce que simplement des magistrats ont accepté d'être corrompus avec des terrains, avec de l'argent, avec des promesses de toutes sortes. On a mobilisé tout un appareil, pour empêcher ma modeste personne d'être candidat…. Ça, on ne peut le laisser passer, parce que les conséquences ont été désastreuses : avec des pertes en vies humaines, des personnes privées de liberté. Si on laisse passer, cela va se reproduire tôt ou tard. »

Si une éventuelle révision de ses procès devait avoir lieu, l’on serait en effet face à une situation pour le moins surréaliste, cette procédure étant jalonnée d’obstacles. En effet, le droit de demander la révision appartient au garde des sceaux, ministre de la Justice, seul, qui statue après avoir pris l’avis d’une commission composée des Directeurs de son ministère, du Procureur général près la Cour suprême et d’un magistrat du siège de la Cour suprême désigné par le Premier président (de la Cour suprême)  (article 93 de la loi organique sur la Cour suprême).

En d’autres termes, s’il reçoit l’aval, cela voudrait dire que l’affaire relative à ce rabat d’arrêt rejeté serait à nouveau jugé. Tout comme le dossier Adji Sarr pour lequel, en juin 2023, il a été déclaré coupable de corruption de la jeunesse et condamné par contumace à deux ans de prison ferme, pour ne pas s’être présenté au procès. Rappelons aussi qu’en fin juillet 2023, il a été emprisonné sous d’autres chefs d’inculpation, dont l’appel à l’insurrection, avant d’être libéré quelques jours avant l’élection présidentielle du 24 mars 2024, à la faveur d’une loi d’amnistie.

Mais le hic est qu’on imagine mal un Premier ministre qui s’expose aux questions des magistrats et avocats et devant le public, dans le cadre d’un procès pour viol. Soit il sera, ne serait-ce que pas convenance liée à sa charge professionnelle, obligé de démissionner ; soit il prend le risque de ne pas le faire avec les conséquences sur l’image liée à sa fonction avec toutes les interrogations possibles et imaginables. Le jeu en veut-il vraiment la chandelle alors que toutes ces affaires sont déjà couvertes par l’amnistie ? Sauf l’affaire Adji Sarr. Sur ce dernier dossier, la plaignante, l’actrice principale, est hors du pays et sa présence au procès est obligatoire pour la manifestation de la vérité. Bref l’opposant n’arrive toujours pas à se défaire de ses vieilles habitudes.

Dans une autre sortie, lors des séances de questions orales du lundi 14 avril, Ousmane Sonko déclarait ainsi à l’endroit de son auditoire, que « le peuple a le droit de mettre la pression sur elle, comme il le fait sur le président de la République, comme il le fait sur le Premier ministre », tout en faisant ce qui semble une précision de taille : « on dit le temps de la justice n'est pas le temps des hommes ; le temps de la justice est le temps des hommes, parce que la justice est rendue au nom des hommes. Elle doit être rendue avec célérité. C'est un principe fondamental. On peut même en poursuivre des magistrats ».

Seulement avait-il oublié de préciser que la justice doit fonctionner avec sérénité et des moyens matériels et humains conséquents.

« Pression » à laquelle avait d’ailleurs répondu Chimère Diouf le président de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS) précisant que « pour nous Ums dans nos sorties, notre position a été toujours de dire que la justice doit être imperméable à toute forme de presse d’où qu’elle vienne et quelle que soit son origine ». « La pression, selon lui, ne saurait s’accommoder d’avec la sérénité qui doit prévaloir dans l’exercice de la justice », ajoutant que « les gens parlent d’instrumentalisation en fonction de leurs positions. Quand ça les arrange, ils parlent d’instrumentation et quand ça leur est favorable, ils disent que la justice est indépendante »

A l’endroit des journalistes et chroniqueurs, Ousmane Sonko avait, à travers une menace à peine voilée, adressé ce message : « … Chacun a le droit d'exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l'image, la marche pacifique, pourvu que l'exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l'honneur et à la considération d'autrui, ni à l'ordre public. Désormais dans ce domaine, la politique pénale, c’est zéro tolérance. Diffusion de fausses nouvelles, c’est zéro tolérance dans ce pays ».

Comment ne pas être d’accord avec le Premier ministre sur la question de la liberté d’expression, à la condition de ne pas nuire à autrui et à l'ordre public ? Mais là où l’on peut avoir quelques réserves, c’est lorsqu’il nous informe que « désormais, dans ce domaine, la politique pénale, c'est zéro tolérance. Diffusion de fausses nouvelles, c'est zéro tolérance dans ce pays ».

Ousmane Sonko ignore certainement que la diffusion de fausses nouvelles et la diffamation font partie des infractions non tolérées par la justice. Il devrait pourtant le savoir, lui qui a été empêché de participer à l’élection présidentielle pour avoir été condamné pour diffamation dans l’affaire Mame Mbaye Niang.

Mieux, s’agissant de la presse, non seulement le code de la presse, voté en 2017 et encore en vigueur, n’a pas consacré la dépénalisation des délits de presse (diffamation et diffusion de fausses nouvelles) telle que demandée par les professionnels des médias, mais il a surtout introduit plusieurs autres sanctions administratives et pénales qui n’existaient pas auparavant.

Sur la question de la politique pénale qu’il évoque, Ousmane Sonko semble aussi oublier qu’elle n’est pas déterminée par le Premier ministre, mais par le Chef de l’Etat, alors que le ministère de la justice est chargé de sa conduite. Le président de l’Union des magistrats sénégalais (Ums) qui s’est d’ailleurs prononcé sur les questions de l'actualité relative au secteur de la justice, est d'avis que les magistrats ne définissent pas la politique pénale, mais soutient toutefois que son application est de leur ressort. Une phrase qui sonne comme une réponse aux propos tenus par le Premier ministre à l'Assemblée nationale.

« C'est à nous, les magistrats, d'appliquer ces lois. Et quand nous le faisons, aucun autre pouvoir n'a le droit, ni la responsabilité d'intervenir. Ce sont des rôles bien définis et bien dispatchés par la Constitution. Moi, le judiciaire, je sais où et quand commencer mon rôle », a-t-il dit. Et à l’en croire, il faut du temps pour certaines poursuites.

Avec Ousmane Sonko, l’on n’est jamais vraiment au bout de ses surprises. C’est comme s’il y avait une sorte d’adrénaline que l’incitait à y aller à fond dans ses diatribes.

La justice, comme tous les autres secteurs, connaît des difficultés

Que la justice sénégalaise, connaissent des problèmes, cela paraît presque évident. Et cela est vrai de presque tous les secteurs de la république. Des difficultés dans l’administration de la justice qui ne sont toutefois pas de la seule responsabilité des magistrats.

Déjà lors de la dernière rentrée des cours et tribunaux, le premier président de la cour suprême relevait une situation beaucoup plus grave que le thème du jour, relatif au droit de grève. Mansour Mbaye avait en effet révélé au grand jour et de manière solennelle, l’indigence dans laquelle est plongée la justice en tant que pouvoir. Et pour peu qu’on prête attention à ce qui se disait, l’on se rend évidemment compte, que ce pouvoir appelé "pouvoir judiciaire" ne détient en réalité aucun pouvoir, si ce n’est celui d’exécuter et de trancher des litiges. L’on devrait plus parler "d’administration de la justice" que de "pouvoir judiciaire ". Et à entendre le haut magistrat évoquer cet état de fait, l’on peut noter à quel point le pouvoir exécutif empiète sur ce territoire qui aurait dû être dévolu au judiciaire. Ce qui amène d’ailleurs à poser à nouveau la question de l’indépendance de la justice.

En termes plus clairs, la hiérarchie judiciaire ne détient ni pouvoir de nomination des magistrats, ni pouvoir de sanction contre les magistrats passibles de fautes ou d’errements.

Ce qui est d’autant plus grave, c’est que tous ces pouvoirs sont détenus par l’exécutif via le ministre de la justice (qui propose les magistrats à nommer et autorise la poursuite judiciaire des magistrats) et le président de la République (le seul qui peut nommer ou radier un magistrat). Sans oublier que l’Exécutif pourvoit aussi aux moyens matériels de la justice pour faire son travail.

Ce qui veut dire que la plus grande part des problèmes que rencontre la justice de nos jours, est sans doute à chercher dans cet état de fait, même si certains arguments vont parfois dans le sens de dire que l’indépendance est une question individuelle. Sur ce point d’ailleurs Souleymane Téliko, l’ancien président de l’UMS jugeait essentiel de distinguer l’indépendance de la justice prise globalement en tant que corps, de l’indépendance des magistrats pris individuellement. « Les magistrats, pris individuellement, sont, dans leur écrasante majorité, des hommes et des femmes épris de justice et à cheval sur les principes. Mais, dans un État de droit, le plus important, ce n’est pas que des magistrats soient indépendants. Il faut aussi que la justice, en tant que pouvoir, soit indépendante des autres pouvoirs et en particulier de l’Exécutif. Et cela ne peut se faire que si le système judiciaire est organisé de telle sorte que l’Exécutif ne puisse, en aucune manière, l’instrumentaliser », relevait-il.

Et le domaine le plus illustratif de cette immixtion de l’exécutif dans le travail de la justice, est celui des contentieux dans lesquels sont impliqués des hommes politiques. Et pourtant le plus faible !

Le gouvernement attendu sur les réformes de la justice

Bref, mais avec autant de dossiers entre ses bras, l’on a du mal à s’imaginer que le PM puisse avoir du temps pour s’en prendre à la justice, alors qu’il pourrait davantage se concentrer sur l’animation et la coordination de l’action gouvernementale, la prise en charge des équations posées par notre économie qui connaît du retard à l’allumage, sans oublier cette activité diplomatique intense qu’il a chipée à ce cher Diomaye.

Ce sur quoi, l’on attend plus le duo Diomaye-Sonko au pouvoir, c’est surtout l’action. Dont entre autres, la concrétisation des recommandations des Assises de la justice pourtant tenues depuis 14 mois. Une opportunité formidable pour le patron du gouvernement qu’est Ousmane Sonko, d’impulser des changements rapides dans la justice, en se basant sur les recommandations des Assises de la justice.

Il reste en tout cas impérieux de revisiter beaucoup d’aspects liés à la justice, notamment la mainmise de l’Exécutif sur la carrière des magistrats (un aspect qui a été rappelé à toutes les assises sur la justice, au lieu de continuer à épiloguer sur la présence ou non du président de la République au sein du Conseil supérieur de la magistrature), la restitution aux magistrats du pouvoir disciplinaire sur leurs pairs la procédure pénale. Tout comme est attendue la révision des textes (code pénal, code de procédure pénale, statut des magistrats, loi sur le Conseil supérieur de la magistrature, loi sur la Cour suprême, loi sur le Conseil constitutionnel, code de la famille…). Il ne serait pas par exemple inutile, comme l’ont proposé les Assisards, d’introduire un juge des libertés et de la détention afin qu’il devienne celui qui décide du sort des prévenus, et non le procureur de la république qui ne doit plus être juge et partie au procès. En somme, il s’agit de rendre à la justice, ses pleins pouvoirs et surtout éviter d’y empiéter. La séparation des pouvoirs implique surtout que les pouvoirs s’équilibrent et non pas que l’un d’eux grapille les pouvoirs de l’autre. Ce n’est à ce prix qu’une démocratie solide peut entre autres s’implanter.