NETTALI.COM - Après les drames de Linguère, Louga et Tivaouane où le personnel médical a été mis au banc des accusés et voué aux gémonies, un changement de paradigme qui risque de plomber tout le système médical sénégalais, s’opère petit à petit dans les hôpitaux. Dans les structures médicales, devant l’urgence, les blouses blanches se limitent au strict minimum.  Une situation qui risque d’accroître le manque de soins au sein des établissements hospitaliers.  

Aïssatou S. reste inflexible. Presque insensible aux pleurs et cris de détresse de la mère de son patient, la psychiatre reste ferme. N’eût été sa blouse blanche, il serait difficile de croire qu’on a affaire à un médecin, tellement elle est restée de marbre. Seule dans l’intimité de son bureau de consultation où le temps semble être figé, docteur Aïssatou ne lève pas le plus petit doigt devant les suppliques de son hôte. Prendre une décision dans ce moment d’urgence la plonge dans un profond trouble. Normal, la psychiatre a « peur » des représailles et de la vindicte populaire. Les allégations et les larmes de la mère de son patient n’y feront rien.

«Madame, je comprends parfaitement votre peine. Mais, il m’est impossible de sortir de mon bureau pour me rendre chez vous afin de chercher le patient. Débrouillez-vous pour me le ramener ici à l’hôpital et je pourrai m’occuper de lui», recommande la blouse blanche. Mais Docteur, lui rétorque la dame très angoissée, « votre patient a piqué une crise. Il est très agité. Il saccage tout à la maison. Personne n’arrive à le calmer. Il faut lui faire des injections afin qu’il se calme et s’endorme. Car, avec lui, nous sommes tous en danger», lâche la mère de famille, désœuvrée. Malgré ses supplications, la blouse blanche restera intransigeante. Désespérée, la mère de famille rebrousse chemin, malgré elle. La décision de ne pas réagir dans ce moment d’urgence est compréhensible, selon la psychiatre. «Avant, quand les patients restés chez eux étaient en stress post-traumatique avec un accroissement de l’angoisse, de la tristesse et de la colère, il suffisait juste d’un appel de ses proches pour que je prenne sur moi en me rendant, avec l’aide de deux gros bras, chez lui. Ces derniers l’immobilisaient avant que je ne lui fasse une injection de tranquillisants. C’était de bonne guerre. Mais je consentais à ce sacrifice pour venir en aide à une famille ou un patient. Même si au plan juridique, je n’ai pas l’autorisation d’aller intervenir dans un domicile, car si le patient présente des complications, j’aurais des problèmes. Mais je le faisais quand même pour aider les familles qui étaient dans le désarroi.». Mais aujourd’hui, la donne a malheureusement changé. «Ces ultimes recours, pourtant hors-la-loi, ont permis de sauver beaucoup de patients et de soulager beaucoup de familles. Mais, aujourd’hui, je ne le fais plus car je me protège d’abord. J’essaye de tout faire dans les règles de l’art, même si c’est au détriment des familles des patients», confesse la blouse blanche.

C’est un changement de paradigme lourd de conséquences qui est en train de s’opérer dans le milieu médical sénégalais. Après le drame de Tivaouane qui a vu la mort de 11 bébés au service de néonatologie de l’hôpital Mame Abdou Aziz Dabakh, le décès de la dame Sokhna Astou, jeune mère de 34 ans, enceinte de 9 mois et décédée après avoir demandé, en vain une césarienne à Louga et une année avant, la mort de 4 nouveau-nés à la maternité de Linguère, le personnel médical a été jeté en pâture et parfois sacrifié face au courroux du peuple. Résultat : De plus en plus, les blouses blanches adoptent une nouvelle posture. Devant l’urgence, eux qui s’empressaient de sauver le patient, pensent, aujourd’hui, à se protéger d’abord. Cela, au détriment du patient et de sa famille.

« Aujourd’hui, on se protège d’abord. On ne colmate plus, car toute erreur peut nous retomber dessus et nous risquons de nous retrouver seuls contre tous »

Le service de la maternité de l’hôpital Nabil Choucair, dans le populeux quartier de la patte d’Oie est bondé. Dans le long couloir, les patientes attendent impatiemment d’être auscultées. Ici, dans le vestibule, tous les sièges sont occupés par les femmes. Seules ou accompagnées par leurs proches, elles s’occupent en attendant leur tour. Certains devant leurs téléphones, d’autres les yeux rivés sur l’écran plat. Entre ces quatre murs peints en majorité en vert, l’attente est longue. Le temps est suspendu. Il est 11 heures. Le gynécologue ne montre toujours pas le bout de sa blouse. L’horloge tourne. Ce n’est qu’une trentaine de minutes plus tard qu’il se pointe. S’ensuit le rappel des patientes qui, une par une, pénètrent dans le cabinet de consultation du gynécologue. Dans cette structure hospitalière très fréquentée, le changement de paradigme du personnel médical est une réalité. Depuis les incidents qui ont émaillé les hôpitaux de Tivaouane, Linguère, Louga et Tambacounda, une nouvelle posture voit le jour. Mery Sène ne dira pas le contraire. Voici maintenant une dizaine d’années que la sage-femme travaille au sein de l’hôpital. Des situations critiques, la dame de 35 ans en a vécu, des patients, elle en a sauvé. Mais, aujourd’hui, elle se limite au strict minimum. Très à l’aise dans son habit traditionnel en wax dissimulé dans sa blouse rose, la sage-femme explique : « Avant les incidents dans les structures sanitaires, le personnel médical était très bien traité. Les Sénégalais leur vouaient un respect et une grande considération. Mais, aujourd’hui, nous sommes constamment jetés en pâture. » Poursuivant, elle confie : « Avant, pour montrer ma bonne volonté et mon désir d’aider, en situation d’urgence, avant même que le patient ne paye son ticket, je le prenais en charge même si ce n’est pas la règle de l’hôpital. J’effectuais des heures supplémentaires pour lesquelles je n’étais pas rémunérée. J’effectuais mon service avec abnégation. Mais, quand j’ai vu que ceci pouvait se retourner contre moi, j’ai tout bonnement arrêté de le faire », confesse Mery. Pour la sage-femme, ce changement de paradigme est tout à fait normal et compréhensible. La voix douce, la mine avenante, Mery Sène enchaîne : « Dans les hôpitaux sénégalais, les moyens ne suivent pas. Le plateau médical est désuet. Les médecins dans les salles d’opération sont obligés de colmater certaines brèches. Aujourd’hui, quand il y a accident, ce sont eux qui sont les agneaux du sacrifice, alors qu’ils se saignent pour leurs patients. Les populations sont loin d’imaginer ce que nous vivons dans ces hôpitaux et dès qu’il y a un petit problème, nous sommes les premiers à être voués aux gémonies ou carrément sacrifiés.» Aussi, poursuit-elle, «on ne colmate plus, car la moindre erreur peut nous retomber dessus et nous risquons de nous retrouver seuls contre tous. Aujourd’hui, tant que les conditions ne sont pas réunies, on ne consent plus aucun sacrifice, alors que beaucoup de colmatages ont sauvé des personnes.» Cependant les conséquences de ce changement de paradigme peuvent engendrer de nombreuses conséquences. « Ce seront des malades non soignés avec toutes les conséquences que cela peut engendrer». Aujourd’hui, il faut que les médecins se sentent protégés dans les structures. « Il faut que le gouvernement mette les médecins dans des conditions décentes de travail afin de les sécuriser», termine-t-elle. Un changement de paradigme que le Syndicat autonome des médecins du Sénégal (Sames) analyse sous un autre prisme. «Aujourd’hui, les médecins ont de plus en plus tendance à faire signer des consentements éclairés comme partout dans le monde. Et ce n’est pas plus mal pour l’information et la responsabilisation du patient. Nous avons une obligation de moyens et il n’y a aucune opération ni médicament anodin ou dénué de potentiels risques. Et ensemble on doit partager la responsabilité et faire de notre mieux dans les limites de nos moyens », indique sans détour le Docteur Yéri Camara.

Article 4 du Code de la déontologie de la médecine : «En aucun cas, le médecin ne doit exercer sa profession dans des conditions qui puissent compromettre la qualité des soins et des actes médicaux»,

A l’hôpital Abdou Aziz Sy Dabakh de Tivaouane, le constat est le même. Ce mardi, l’horloge affiche 10h. A l’entrée de la structure hospitalière, des vigiles veillent aux entrées et sorties des visiteurs. Le guichet sis à l’accueil est pris d’assaut par des patients ou des accompagnants de malades. Chacun cherche à se procurer un ticket pour pouvoir bénéficier des services de la structure sanitaire. Ici, tous les services fonctionnent normalement, sauf celui de néonatalogie, toujours en réfection, suite au drame survenu en mai dernier et qui a emporté 11 bébés. Venu s’ajouter à celui de l’hôpital de Linguère, ce drame de Tivaouane a provoqué un acharnement des populations sur les agents de santé et la sanction de certains, dont l’ex ministre Abdoulaye Diouf Sarr, démis de ses fonctions. Un état de fait qui pousse aujourd’hui des agents de santé à la méfiance dans leurs services. Aujourd’hui, certains refusent la prise en charge des malades, si les conditions nécessaires ne sont pas réunies. Chirurgien dans cette structure, Dr Pouye affirme que ce fait est une réalité à l’hôpital Mame Abdou Aziz Dabakh. Derrière ses lunettes, la blouse blanche confesse que beaucoup de médecins, surtout les jeunes, sont devenus «craintifs» dans l’exercice de leur fonction. L’air épuisé, le jeune chirurgien soutient que cette situation est due aux acharnements et aux attaques contre le personnel de santé. «Ce sujet est intéressant. Cela doit être soulevé et largement débattu. Les agents de santé ne se sentent plus en sécurité. La prudence et la méfiance sont de mise pour éviter de finir en prison. Des camarades ont été emprisonnés parce qu’ils ont commis des erreurs de médecine en voulant sauver des vies. Beaucoup de médecins ont peur de finir ainsi. C’est pourquoi on s’assure à ce que toutes les conditions soient réunies pour pouvoir prendre en charge un patient», dit Dr Pouye. La voix posée, il ajoute qu’avant de s’engager à soigner un malade, il mobilise d’abord tout le matériel nécessaire. Et en cas de difficulté, il transfère le patient aux urgences pour éviter le pire. «Quand je reçois un malade et que je me rend compte que le dispositif nécessaire pour le soigner n’est pas réuni, j’effectue les premiers soins pour le régulariser, en attendant que les conditions soient favorables à une bonne intervention médicale. A l’impossible, je dégage ma responsabilité en conduisant le malade aux urgences», confie Dr Pouye. Qui précise que la charte de la médecine leur donne le droit de refuser une intervention, si les conditions nécessaires ne sont pas mises à leur disposition. A l’article 4 du Code de la déontologie de la médecine, il est dit que : «En aucun cas, le médecin ne doit exercer sa profession dans des conditions qui puissent compromettre la qualité des soins et des actes médicaux. Le Directeur de la Santé publique est habilité à s’assurer des conditions dans lesquelles sont effectués les soins et les actes médicaux.»

Biologiste dans le même hôpital, Dr Moustapha Guèye déclare que les agents de cette structure n’ont aucune difficulté par rapport à la prise en charge des patients. Même avec les évènements de mai dernier. «Peut-être que ce changement de paradigme s’opère à un niveau individuel. Après tout, chaque médecin fonctionne suivant sa propre conscience professionnelle et on ne peut les contraindre, si les conditions ne sont pas réunies. Dans cet hôpital, avant le drame de mai dernier, jamais un agent n’a refusé d’exercer sa profession, faute de dispositif nécessaire parce que les agents sont très solidaires. On essaie de prendre en charge tous les malades qui sont admis ici avec les moyens du bord», affirme Dr Guèye. Secrétaire général du Syndicat autonome des travailleurs de la santé de l'hôpital Abdou Aziz Sy Dabakh de Tivaouane, il soutient que si les conditions ne sont pas réunies, l'agent de santé a le droit de s'abstenir et même d'aller en grève. Il trouve qu’au Sénégal, les hôpitaux ne disposent pas de tous les moyens nécessaires pour exercer leur profession. «Les travailleurs de la santé fonctionnent avec les moyens du bord. On ne peut pas tout le temps refuser une prise en charge à un malade ou aller toujours en grève pour un manque de dispositif sanitaire. Cela n'arrangera pas les patients. On est obligé de faire avec les moyens du bord, tout en réclamant aussi nos droits. Si on reçoit un patient qui souffre réellement, on lui administre les premiers soins avant de le référer aux urgences, si cela est nécessaire. Nous sommes dans cette dynamique au niveau de l'hôpital Abdou Aziz Sy Dabakh de Tivaouane», termine Dr Moustapha Guèye.