NETTALI.COM - En décidant d’examiner, dans les meilleurs délais, les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour les personnes ayant perdu leurs droits de vote, le président de la République, Macky Sall occasionne dans la foulée une grande réflexion judiciaire. Surtout que les deux principaux responsables politiques, visés par la décision, ont connu des condamnations pénales et pécuniaires. 

C’est une nouvelle page qui est en train de s’ouvrir sur le landerneau politique sénégalais. Abordant la consolidation du dialogue national et l’ouverture politique, le chef de l’Etat, Macky Sall, a instruit son Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, en réunion du Conseil des ministres de mercredi dernier, d’examiner dans les meilleurs délais, les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour des personnes ayant perdu leurs droits de vote. Une décision qui viserait à réhabiliter Karim Meïssa Wade du Parti démocratique sénégalais (Pds) et Khalifa Ababacar Sall de Taxawu Senegaal dans leurs droits d’être électeur et éligible. Condamné en 2015 à six ans de prison ferme, le fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade avait écopé d’une amende de 138 milliards FCfa pour «enrichissement illicite» et de la confiscation de tous ses biens, par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) dans le cadre de la traque des biens mal acquis lancée par le régime du Président Macky Sall. Le verdict a été confirmé en appel le 20 août 2015 par la Cour suprême. Cette décision avait clos définitivement le volet judiciaire de l’affaire Karim Wade avant qu’il ne bénéficie d’une grâce présidentielle en juin 2016. Depuis lors, Karim Wade vit à l’étranger et la condamnation pécuniaire et la contrainte par corps pèsent toujours sur sa tête, s’il revenait au pays. Ce qui a poussé le Parti démocratique Sénégalais (Pds) à rejeter la proposition du chef de l’Etat et d’exiger la révision du procès de Karim Wade.

Pour ce qui est de Khalifa Ababacar Sall, il a été accusé d’avoir profité de ses fonctions pour détourner 1,8 milliard FCfa de la régie d’avance de la mairie de Dakar. Après avoir rejeté toutes les exceptions soulevées par la défense, le tribunal l’avait condamné à une peine de 5 ans de prison ferme, assortie d’une amende pénale de 5 millions de FCfa, sans dommages et intérêts. Ainsi, ayant perdu leurs droits de vote après leurs condamnations, Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall ont vu leur candidature rejetée à l’élection présidentielle de 2019 selon les dispositions du Code électoral. Aujourd’hui, à moins de 18 mois de l’élection présidentielle de février 2024, le Président Macky Sall instruit le ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, de plancher sur leur réhabilitation politique. Ils pourront ainsi retrouver leurs droits de vote si la loi d’amnistie annoncée dans ce sens est adoptée. Seulement, il y a une grande question que l’on devrait se poser : Si c’est l’amnistie qui a été retenue, Karim Wade et Khalifa Sall verront-ils les sanctions pécuniaires assorties à leurs peines disparaître ? Et, si c’est la modification du Code électoral qui a été retenue pour leur réhabilitation, vont-ils toujours devoir de l’argent à l’Etat Sénégalais ? Pour chaque voie, quelles sont les conséquences et les risques qui planent sur les deux «K» ?

«Dans une condamnation pénale, l’amende s’efface avec l’amnistie»

Agrégé des facultés de Droit, Professeur Babacar Niang estime qu’on n’a pas besoin d’une loi d’amnistie pour réhabiliter Karim Wade et Khalifa Sall dans leurs droits de vote. D’après l’enseignant-chercheur en droit, il suffit de modifier le Code électoral pour leur permettre de retrouver leurs droits civiques. Puisque, selon Pr Babacar Niang, l’amnistie n’a pour effet que l’effacement de l’action publique et cela n’a rien à avoir avec l’action civile. Pr Babacar Niang : «La condamnation civile ne peut pas être à l’origine d’une non-éligibilité. Donc même avec l’amnistie, les sanctions pécuniaires, quand il s’agit de dommages et intérêts, resteraient toujours. Sauf si l’Etat décide de renoncer aux sanctions. Mais en vérité, l’amnistie n’efface absolument pas la condamnation civile. Elle efface seulement la condamnation pénale. Seulement, l’objectif de l’amnistie est de les rendre éligibles, pour cela, il suffit simplement de modifier le Code électoral.» Autrement, la décision du chef de l’Etat peut se révéler être une grande souricière pour les deux responsables politiques qui ont déjà bénéficié d’une grâce présidentielle pour sortir de prison.

Enseignant-chercheur en droit pénal à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Iba Barry Kamara va plus loin. D’après le pénaliste, quand on amnistie des faits, cela veut dire simplement qu’on leur ôte leur caractère délictuel. «Maintenant, explique Iba Barry Kamara, lorsque nous sommes confrontés à une situation où les faits amnistiés ont conduit à des préjudices à des tiers et si l’auteur était condamné à payer des dommages et intérêts, même si la personne est amnistiée, elle reste devoir les dommages et intérêts aux tierces victimes.»  Dans les cas d’espèces, l’Etat peut-il, de manière profane, être considéré comme un tiers ? Existe-t-il de différences entre amendes, comme c’est le cas dans les condamnations de Karim Wade et Khalifa Sall,  et dommages et intérêts ?

«Mais l’amnistie n’efface pas les dommages et préjudices dus à des tiers»

«Oui», répond l’enseignant-chercheur en droit pénal. Pour Iba Barry Kamara, il faut faire le distinguo entre l’action publique et l’action civile. «L’action publique, c’est l’action par laquelle on demande au juge de constater la culpabilité de la responsabilité pénale de la personne poursuivie et de lui appliquer la sanction pénale. Alors que l’action civile consiste justement pour les tiers qui ont subi un préjudice du fait de l’infraction commise par les personnes poursuivies, à demander des dommages et intérêts», fait-il comprendre. En revanche, pour ce qui est de l’aspect pécuniaire dans les cas de Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall, l’enseignant-chercheur en droit pénal fait savoir qu’ils (Karim et Khalifa) n’auront pas à payer au moment de l’intervention de la loi d’amnistie un seul franc. Parce que, soutient Iba Barry Kamara, il s’agit pour ces cas précis d’une amende et non de dommages et intérêts. «L’amende est une sanction pénale. Et, étant une sanction pénale donc si on amnistie les faits, la personne sera considérée comme n’étant plus responsable et ne pouvant plus faire l’objet de poursuite du point de vue de sa personne et de son patrimoine», souligne-t-il. Par contre, le pénaliste précise que s'ils (Karim et Khalifa) avaient commencé à payer avant l’avènement de l’amnistie, ils ne seront pas remboursés. Iba Barry Kamara : «Après la loi d’amnistie, les personnes concernées n’ont pas le droit de demander un remboursement, si elles avaient déjà payé quelque chose. La loi d’amnistie n’a pas un caractère rétroactif par rapport à l’amende.»

Mais qu’en est-il de la modification du Code électoral qui pourrait être une option pour le ministre de la Justice, surtout que ce point est contenu dans les recommandations qui ont sanctionné les travaux de la commission politique du Dialogue national ? Même si beaucoup de spécialistes estiment que c’est la meilleure option pour permettre à Karim Wade et Khalifa Sall de retrouver leur éligibilité, cette option peut-être lourde de dangers pour les deux «K», surtout pour Karim Wade qui est condamné à payer plus d’une centaine de milliards FCfa à l’Etat du Sénégal en guise d’amende.

«La modification du Code électoral n’arrête pas la contrainte par corps»

Iba Barry Kamara, explique  : «Je suis pour qu’on abroge les articles L29 et L30 du Code électoral parce que ce sont des dispositions surannées. Ce n’est pratiquement qu’au Sénégal qu’on les retrouve. Mais quelle que soit la modification qui pourrait être apportée au Code électoral, cela ne peut pas apporter un effet rétroactif sur l’action pénale. Ce sont des situations qui ont été jugées définitivement et de manière irrévocable. Donc, dans ces cas précis, une modification du Code électoral n’arrêtera pas la contrainte par corps. Et la contrainte par corps dont on parle concerne des fonds que Karim Wade doit à l’Etat du Sénégal, c’est l’aspect pécuniaire, une amende qui est une sanction pénale et non civile». Un avis juridique que partage le Professeur Babacar Niang. Agrégé des facultés de Droit, Pr Niang souligne que la modification du Code électoral n’effacera pas la sanction pénale. «La modification des dispositions (articles L29 et L30) du Code électoral permet juste de les rendre éligibles et de les rétablir dans leurs droits civils et politiques. Donc la modification de la loi électorale n’a aucune incidence sur la possibilité d’une contrainte par corps. C’est juste pour leur éligibilité», précise-il.

Pour les deux spécialistes du droit, la modification de la loi électorale évoquée par certains pour rétablir Karim Wade et Khalifa Sall dans leurs droits de vote, ne peut pas empêcher à l’Etat du Sénégal, s’il le souhaite, de réclamer les amendes. Et en cas de non-paiement, l’Etat pourra toujours brandir la menace de la contrainte par corps. Comme ce fut le cas en novembre 2018, à la veille de l’élection présidentielle de février 2019, quand le Parti démocratique sénégalais (Pds) annonçait le retour de Karim Wade au Sénégal. C’est l’ancienne ministre de la Justice, Aminata Touré, auteure de la traque des biens mal acquis en tant que Garde des sceaux, qui avait fait dans la menace. Elle avait demandé publiquement à Wade-fils de s’acquitter d’abord de son amende avant de revenir au pays natal. «Avant de fouler le tarmac de l’Aéroport international Blaise Diagne, il (Karim Wade) doit passer au Trésor public et payer les 138 milliards FCfa de dommages intérêts qu’il doit à l’Etat du Sénégal», avait lancé Aminata Touré qui encore, aujourd’hui, est totalement contre la proposition d’amnistie du chef de l’Etat. «C’est un deal», a-t-elle déclaré sur les ondes de Rfi.