NETTALi.COM - On peut considérer Babacar Touré comme la figue archétypale des intellectuels africains post soixante-huitards, panafricanistes, qui partagent des références politiques, culturelles et artistiques de la période postcoloniale.

On peut considérer Babacar Touré comme la figue archétypale des intellectuels africains post soixante-huitards, panafricanistes, qui partagent des références politiques, culturelles et artistiques de la période postcoloniale. La profondeur et la sincérité de son engagement pour la cité et pour les autres « je », son combat intransigeant pour le pluralisme politique et médiatique mais aussi pour une démocratie émancipée de toutes les impostures qu’il a d’ailleurs bien déconstruites dans ses derniers éditoriaux qui densifient notre compréhension très restrictive de la démocratie.

On connait l’intérêt majeur que porte Babacar Touré pour l’application des conclusions des Assises nationales et de la CNRI chaque fois qu’il est question de dialogue national au Sénégal. Babacar Touré était, avec Sidy Lamine Niass, un des grands commençants, un des tout pionniers inventeurs d’entreprise de presse privée de qualité, non partisane, animée par des journalistes-intellectuels, libres, compétents, dynamiques et pétris dans les normes d’éthique et de déontologie. Un véritable vivier qui a bien fécondé et enrichi l’écosystème médiatique et démocratique du Sénégal et de l’Afrique.

Sa vision et ses convictions pour une presse libre étaient soutenues par une volonté de créer et de participer à la mise en œuvre de cadres, de mécanismes ou d’institutions de protection et de régulation d’une presse libre, plurielle et démocratique : il a contribué concrètement à la création du SYNPICS, des mécanismes d’autorégulation de la presse et surtout a présidé la CNRA qu’il a profondément marqué. Il avait mis sa démission sur la table lorsqu’on avait voulu enlever l’antenne d’une télévision privée.

Le Groupe Sud communication, avec Babacar Touré a joué un rôle fondamental dans les deux alternances démocratiques, celles de 2000 et de 2012. Avec une touche tout à fait personnelle de Babacar Touré. En 2000, Sud et la RADDHO ont collaboré étroitement avec l’Université Laval au Canada et l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), pour la collecte et le traitement des résultats de la Présidentielle. SUD FM était représentée par Chérif El Valide Seye. La RADDHO qui avait déployé 2000 observateurs à l’époque transmettait directement les informations à SUD à la fin des dépouillements. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si Abdou Diouf président sortant s’était adressé à Babacar Touré pour être édifié définitivement sur les résultats du vote, indépendamment des informations fournies par son Ministre de l’intérieur de l’époque le Général Lamine Cissé. Il convient de corriger une image d’Epinal portée à l’époque par les médias et consistant à dire que l’alternance était l’affaire des téléphones portables et des radios libres qui ne sont en fait que des supports en oubliant le travail de terrain substantiel des observateurs de la RADDHO.

Concernant l’alternance de 2012, Sud et Walfadjri avec Babacar et son style qu’on lui connait a joué un rôle fondamental d’abord par sa contribution précieuse dans les orientations et la stratégie du M23, j’ai eu des discussions périodiques très riches souvent aux Almadies où l’on avait l’habitude de se rencontrer.

Le 23 Juin, Babacar Touré faisait partie des toutes premières personnes à venir me voir à mon chevet à l’hôpital Principal après mon agression et m’appelait souvent. A ma sortie de l’hôpital, c’est lui qui est venu me chercher pour me loger gratuitement, dix jours durant, à la Résidence Madamael dans une Suite qu’il réservait à son ami, le professeur Alpha Condé. Il mettait gratuitement à la disposition du M23, les salles de réunions de la Résidence. Je me rappelle qu’une des réunions les plus stratégiques du M23 qui se déroulait dans la salle 2, qui réunissait les candidats à la présidence pour signer une déclaration commune qui devait sceller l’unité des leaders politiques du M23.

Participaient à cette rencontre, Idrissa Seck, Ousmane Tanor Dieng, Ibrahima Fall, Mahmoud Saleh. Modiène Ndiaye et Serigne Mbaye Thiam étaient dans le comité de rédaction du texte. SUD et Babacar avaient amplifié la plupart des actions militantes de la RADDHO. Je me rappelle qu’en 1994, après la détention à Rebeuss de Maître Abdoulaye Wade, Landing Savane, Cheikh Tidiane Sy (Anciens Garde des sceaux), Serigne Pape Malick Sy et Habib Sy, suite à l’affaire des Moustarchidines et des policiers tués, la RADDHO avait demandé la libération des parlementaires et fait circuler une pétition publiée par Sud.

Babacar Touré avait offert gratuitement une page du journal Sud quotidien à la RADDHO. Plus récemment, lors de la Présidentielle de 2019 au Sénégal, la société civile avait engagé des actions pour apaiser la situation politique tendue avec la déclaration de certains leaders. On avait envisagé d’aller à Touba rencontrer le Khalife Général des mourides.

C’est Babacar Touré qui de façon discrète a arrangé tous les détails de la rencontre et du séjour qui s’est déroulé dans son domicile de Touba. Babacar Touré avait une influence réelle et effective en Afrique de l’Ouest, avec ses médiations discrètes, silencieuses et à peine visibles.

Récemment après l’échec de la médiation de la CEDEAO et de la communauté internationale auprès du Président Alpha Condé, il s’est rendu en Guinée sur la recommandation du Professeur Abdoulaye Bathily, pour parler avec le président Guinéen pour tenter d’intervenir sur la situation politique très complexe et très tendue pour faciliter le dialogue et apaiser les tensions.

En 2000, avec Babacar Touré, Albert Bourgi, Maître Robert Dossou on a mis en place le comité pour la libération d’Alpha Condé avec Maître Boucounta Diallo, Maître Ousmane Ngom et Maître Amady Aly Kane comme avocats défenseurs.

En 2005, je l’ai rencontré au Togo pendant la grave crise électorale et en Mauritanie lors de l’élection présidentielle de mars 2007, avec l’élection du président Cheikh Ould Abdallahi. On évoque peu la figure de l’acteur du développement économique et social qu’est Babacar Touré, par sa vision du développement, par ses initiatives audacieuses et par ses actions concrètes qu’il doit également en partie à son passage à Enda et à son compagnonnage avec Jacques BUGNICOURT.

Cet homme avait tous les talents, et c’est véritablement un atout de plus que détenait Babacar Touré par rapport à la plupart des militants et activistes de gauche souvent fauchés et à qui il venait en aide en toute discrétion. Babacar Touré incarnait jusqu’au bout la philosophie sénégalaise du « YËG », qui est le pendant de la philosophie anglophone du « Care », du soin, de l’altruisme, de la considération à l’autre. Autrement dit l’humanisme, l’empathie, la sacralité et l’éternité des liens avec l’autre.

D’ailleurs toutes les personnes qui ont eu des relations suivies avec Babacar Touré, ont l’impression d’avoir des relations tout à fait privilégiées avec lui, parce que Babacar considérait toujours son semblant comme une personne importante, comme une relation qui compte beaucoup. J’ai été un témoin et un bénéficiaire de ce soin particulier que Babacar Touré portait à l’exceptionnalité de la personne humaine.

Comme dit si bien la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury dans sa leçon inaugurale de la Chaire humanités et santé au CNAM : « Pour ma part, défendre l’exceptionnalité de l’homme reste la seule manière d’imaginer, de maintenir l’humanisme du genre humain au sens que cet humanisme remet en cause les barbaries de l’homme, au sens où cet humanisme est ce visage, capable de mettre à nu son horreur et son spectre.

Donc l’exceptionnalité de l’homme demeure une fiction régulatrice encore faut-il l’interpréter justement du côté de la responsabilité, du côté de l’éthique et du cercle de l’éthique à agrandir et non pas de l’impunité. Une exceptionnalité de l’homme du côté du devoir de symbolisation et de sublimation pour nous permettre non pas de nier nos limites intrinsèques, nos manques, mais d’en faire quelque chose et de bâtir une société qui ne soit pas celle du ressentiment ». Rarement je n’ai été autant bouleversé par la mort d’une personne.

On était dans une situation d’échanges et d’interactions soutenues sur les problèmes du Sénégal et du continent en prenant comme prétexte certains éditoriaux de Sud signés Calame ou ses propres éditoriaux que je commentais dans mes tweets que je lui renvoyais. Et après discussions, il terminait toujours ses phrases par la formule rituelle: « Frangin, on reste dur sur le point ». C’est pour cela je considère la mort de Babacar Toure comme quelque chose d’abstrait et d’irréel, mais surtout la brutale interruption d’une admirable et complexe identité narrative. Il n’avait pas terminé sa mission en tant qu’être humain, nous sommes par définition des manquants, il nous est impossible de terminer notre mission sur terre.

L’essentiel c’est le legs et celui de Babacar est très riche et peut constituer le patrimoine immatériel, source d’inspiration pour nous tous, pour les jeunes générations. C’est à nous d’accompagner Sud communication, qui a été un des marqueurs les plus sûres de l’évolution politique et médiatique du Sénégal depuis les années 80 pour qu’elle poursuive avec succès cette exaltante mission.

A Sud communication, aux professionnels des médias, à sa famille et à tous, je présente mes condoléances les plus sincères.