NETTALI.COM - A quelques jours de son départ de la tête de l’armée, le général Cheikh Guèye, chef d’état-major général des Armées du Sénégal (Cemga), a  accordé une interview au Groupe Futurs Médias (GFM).  Dans cet entretien, il aborde plusieurs questions. Morceaux choisis.

L’engagement de Macky Sall

«Il faut se féliciter que le Chef de l’Etat, chef suprême des Armées, ait toujours été très sensible aux questions liées à la sécurité. En effet, dès son accession à la magistrature suprême, le Président de la République, qui définit la politique de défense du pays, a fait procéder à une refonte en profondeur du concept de défense et de sécurité, sur la base d’orientations claires et précises. Le nouveau concept prend ainsi en compte les menaces multiples et multiformes, en particulier la lutte contre le terrorisme. Il s’agit d’une approche holistique et nouvelle, marquée par son caractère multidimensionnel et intégré. En d’autres termes, il est question d’une mise en synergie de moyens des forces de défense et de sécurité et d’autres institutions, pour une prise en compte de la menace terroriste. Il est important de souligner que la lutte contre le terrorisme est à 80% politique et 20% militaire. Toutefois, dans ce cadre, les Armées ont pris un certain nombre de mesures. Relève de cette initiative, la capacitation de toutes les unités qui ont reçu une instruction et des équipements mieux adaptés. De même, les patrouilles bipartites ou tripartites avec les pays frontaliers et les nomadisations, contribuent à cette lutte contre les organisations extrémistes violentes par la recherche du renseignement et le partage des informations avec les différents acteurs. En outre, les populations sont encouragées à s’impliquer davantage, notamment par la recherche et la transmission du renseignement. Par ailleurs, nous avons réorganisé notre dispositif opérationnel et organisationnel afin de mieux l’adapter au contexte sécuritaire, par une présence plus accrue aux frontières et une densification du maillage territorial. Enfin, nous avons créé des unités de forces spéciales : Terre, Air et Mer, dont la  monté en puissance permet de remplir avec efficacité des missions particulières. L’ensemble de ces mesures permet aux Armées de jouer leur rôle, qui du reste est déterminant dans la lutte contre le terrorisme. Elles s’intègrent parfaitement aux mesures mises en œuvre par le Cadre  d’intervention et de coordination interministérielle des Opérations de lutte anti-terroriste (Cico) et ses démembrements au niveau des régions (Crco). Sur un autre plan, des mesures hardies ont été initiées par l’Etat pour prévenir les risques de recrutement et de radicalisation chez les jeunes des coins reculés du pays, cibles potentiels de Djihadistes, par la prise en compte des besoins sociaux de base à travers des projets et programmes structurants dont l’un des plus significatifs est le Programme d’Urgence de Modernisation des axes et territoires frontaliers (Puma). Les Armées ont contribué à ce programme, avec la réalisation d’une soixantaine de  forages par le Génie militaire. Quant au G5 Sahel, nous n’en faisons certes pas partie. Pour autant, nous sommes fortement engagés depuis le début, dans la gestion de la crise malienne.  Nous suivons avec beaucoup d’intérêt les opérations menées par le G5 Sahel  et nous soutenons et encourageons les Armées concernées, pour une réussite de leur mission».

Conflit casamançaise

«Comme nous pouvons tous le constater, la situation dans la région naturelle de Casamance est maîtrisée. Grâce à l’engagement et la détermination de nos forces, nous sommes parvenus à ramener la violence à un niveau très bas. Nous assistons, de temps à autre, à des actes de grand banditisme. Mais globalement, la situation est calme et sous contrôle. Des efforts considérables ont été consentis par les pouvoirs publics en termes de mobilité, de puissance de feu et de protection des combattants, avec la dotation en équipements spéciaux de nature à amoindrir les pertes. Par ailleurs, le Chef de l’État, chef suprême des Armées, a pris des mesures fortes allant dans le sens de l’amélioration de la condition militaire, en relevant les taux de la prime journalière d’intervention et de l’Indemnité journalière d’opération. Il a aussi pris des mesures inédites pour une meilleure prise en charge des blessés graves et des familles des militaires tombés au champ d’honneur. Toutes ces avancées ont évidemment renforcé considérablement le moral et la motivation des militaires ».

Ce que j’ai vécu en Casamance

« En tant que Commandant de zone et Chef de corps au niveau de la région sud, en Casamance, je suis très heureux de pouvoir dire que j’en tire beaucoup de leçons. Je vous donne seulement en guise d’anecdote, une expérience qui m’a beaucoup marqué en Casamance. C’est lors d’une journée de liaison, de sécurisation de l’axe Niassya-Kaguite (département de Ziguinchor) où avec mon unité, je progressais sur l’axe nord. La piste en ce temps-là était non seulement minée, mais l’ennemi était présent. Pendant qu’on continuait notre progression, il y a un de mes hommes qui a sauté sur une mine.  Il a perdu ses jambes, qu’on a pu enterrer sur place. (Il est au bord des larmes, il se répète) Nous étions en progression quand j’ai entendu un de mes soldats me dire : «Commandant, vous ne pouvez pas aller devant. Laissez-moi passer.» Il est passé devant moi et une minute après, il a sauté sur cette mine. Aujourd’hui, il s’est reconverti dans le métier de tailleur (il craque) ».

Pourquoi le Sénégal est-il intervenu militairement en Gambie, en 2017?

« En réalité, il faudrait préciser que cette intervention a été faite par la Cedeao et le Sénégal, en tant que membre, y a participé. A la suite de la crise issue de la contestation par le président sortant du résultat des élections de décembre 2016, qui menaçait de plonger la Gambie dans le chaos, les chefs d’Etat des pays membres de la Cedeao ont décidé, en décembre 2016, d’y envoyer une force en vue de restaurer la démocratie, comme d’ailleurs l’indique le nom de baptême donné à cet engagement. Il s’agissait en effet de permettre au président élu de prendre fonction, conformément à la volonté du peuple gambien. Cette décision de la Cedeao a été validée par l’Union africaine et le Conseil de sécurité des Nations Unies, suivant la résolution 2337 du 19 janvier 2017.

La différence essentielle est à chercher dans le cadre juridique qui sous-tend ces opérations. Ainsi, tant en 1981, avec les opérations « Fodé Kaba I » et « II », qu’en 1998 avec l’opération «Gabou», nous étions intervenus, en vertu des accords bilatéraux de défense qui nous liaient respectivement avec la  Gambie et la Guinée Bissau et à l’appel des gouvernements légitimes. Pour rappel, Fodé Kaba I, en octobre en 1980, était davantage une manœuvre de gesticulations pour déjouer une tentative de coup d’Etat. Quant à Fodé Kaba II, elle a été menée du 30 juillet au 08 aout 1981 pour chasser les rebelles et rétablir le Président de la République dans son pouvoir ».

 Enseignements à tirer

« Nous avons tiré de notre récente intervention en Gambie plusieurs leçons, dont certaines sont très déterminantes dans le cadre de la conduite de nos futurs engagements. D’abord, nous avons été confortés dans l’extrême nécessité de disposer en permanence d’une réserve stratégique nationale conséquente, suffisamment entrainée et équipée, apte à intervenir en cas de besoin, conformément au mandat que nous avons reçu du Chef de l’État, Chef suprême des Armées. Nous avons aussi identifié certains gaps capacitaires critiques dont la résorption est d’une urgence absolue. En outre, la maîtrise de la fonction projection s’avère indispensable, à travers la mise à  disposition de moyens logistiques permettant de projeter en autonome une force de manœuvre du volume d’au moins une brigade interarmes (environ 5000 militaires). Ces déficits capacitaires ont confirmé la pertinence de notre plan stratégique horizon 2025 et l’urgence de le réaliser. Enfin, il s’avère plus que jamais nécessaire d’inscrire toute intervention extérieure dans le cadre de la sécurité collective sous régionale ou régionale,  à l’instar de la Force en attente de la CEDEAO (FAC). Au demeurant, les récents engagements de l’organisation sous régionale au Mali et en Guinée-Bissau montrent l’urgence  d’opérationnaliser la FAC.

De mon point de vue, un retour à la normale en République sœur de Gambie ne peut se faire que grâce à une réforme adéquate du secteur de la sécurité, pour permettre aux forces de défense et de sécurité de se recentrer sur leur cœur de métier. C’est en gardant l’équidistance par rapport aux différentes sensibilités et en faisant montre de professionnalisme que les forces de défense et de sécurité gagneront la confiance des autorités politiques et le respect des populations civiles ».

Les moyens militaires et financiers

« En termes d’effectifs, la force pourrait être estimée à 5000 hommes, avec une composante principale terrestre bénéficiant d’un soutien aérien et naval. Pour parer à l’urgence, chaque pays s’est initialement engagé sur fonds propres. Il faut souligner que  le Sénégal a pu, par l’engagement de  moyens logistiques importants, soutenir certains pays dans la projection de leur contingent sur le territoire gambien ».