CONTRIBUTION - La rupture de l'ordre constitutionnel en Guinée-Bissau suivi de l’exfiltration mouvementée d’Umaro Sissoco Embaló et la crispation qui s’ensuit dans l’espace CEDEAO réactivent une donnée stratégique essentielle : le Sénégal reste inséré au coeur d’une zone où l’instabilité des voisins influence directement sa propre sécurité. Et dans ce paysage déjà fragmenté, les signaux divergents envoyés depuis Dakar interrogent tout analyste.
Alors que le Président Bassirou Diomaye Faye dans le sillage de nos traditions diplomaticus, se positionne dans une démarche de médiation régionale pour la paix et la stabilité, le Premier ministre Ousmane Sonko et son entourage prennent publiquement une autre voie. Il assimile le coup d'État à une combine et soutient le candidat de Domingo Siméon Pereira devenu inéligible après la crise institutionnelle de décembre 23 à janvier 2024, Fernandes Días da Costa dont il réclame la libération. L'aile radicale de Pastef s'est opposée à l’accueil réservé à Embaló. Par ailleurs, la posture du Premier Ministre ne doit surprendre personne. Il faut aussi rappeler qu'à l'élection présidentielle de 2019, Ousmane Sonko avait soutenu bruyamment Domingo Simoes Pereira, le PR du PAIGC dont l'aile dure développe des sympathies envers certaines franges du front Sud du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC).
Cette dissonance nourrit un sentiment d’ambiguïté au sommet de l'État à un moment où la clarté diplomatique devient cruciale. Parallèlement à cette crise, l’arrestation en Casamance de Sanna Manjang et d’anciens proches de Yahya Jammeh réclamés par Banjul, ravive les inquiétudes régionales. Le Président Adama Barrow s’interroge à propos des motivations des lenteurs observées dans leur transfert, alors même que les réseaux de déstabilisation liés à l’ex-régime gambien n’ont jamais totalement disparu. Un tel contexte crée un effet de convergence d'insécurité sur l'axe des 3B: instabilité à Bissau, accalmie fragile aux encablures de Bignona, frayeurs et pressions autour de Banjul.
Pour comprendre les développements actuels, il faut rappeler la doctrine géopolitique qui prévalait sous le régime de Macky Sall. L’ancien président, accompagné par le slogan Fatick-Fouta-France (3F) pour la conquête du pouvoir, s'est très tôt penché sur l’axe Bissau -Bignona- Banjul (3B). En effet, il avait établi depuis Dakar, des liens stratégiques avec Embalo et Barrow, indispensables à la sécurisation durable de la Casamance. Son soutien à Embaló comme à Barrow s’inscrivait dans un continuum d’intérêts nationaux géostratégiques à sauvegarder. Le Sénégal a toujours mis l'accent sur la stabilité de sa partie Sud afin d'éviter l’enracinement de foyers séparatistes et limiter l’emprise des trafics transfrontaliers : bois, anacardes et drogue. C'est cette même logique géostratégique qui explique l'annexion de la Crimée par la Russie et la guerre larvée que Poutine impose à l'Ukraine.
La diplomatie actuelle pêche par manque de lisibilité. Même si Diomaye Faye est différent de Macky Sall à maintes égards, par la stature internationale, l'expérience et le leadership, il souhaite vraisemblablement maintenir la place du Sénégal dans les mécanismes de médiation régionale. A l'inverse, la posture plus tranchée de Sonko et sa sympathie pour les régimes de l'AES introduisent un élément de rupture dans cette tradition d’alignement stratégique. Cette dualité expressive, dans un contexte dominé par les coups d’État, les transitions fragiles et les activations de réseaux clandestins, renforce les interrogations des partenaires du Sénégal.
L’enjeu dépasse la seule crise bissauguinéenne : il touche à la capacité du Sénégal à conserver un rôle pivot dans la stabilité sous-régionale. L’héritage diplomatique laissé par Macky Sall offre un cadre de référence, mais la nouvelle équipe doit encore démontrer sa cohérence dans ses prises de position stratégiques. Dans un environnement où l’incertitude se propage à grande vitesse avec les percées du JNIM dans le sudouest du Mali, la marge d’erreur prend une courbe inquiétante.
Pour conclure, le contexte appelle de la part des dirigeants Sénégalais, plus de cohérence dans la gestion des crises que nous impose la Géographie et du côté des acteurs politiques, une sacro-sainte alliance républicaine autour des intérêts stratégiques du Sénégal. Il faut un minimum de consensus politique pour tout ce qui concerne la Diplomatie et la Défense. Le Sénégal gagnerait à garder une doctrine pour sa Sécurité Nationale en soutenant systématiquement, et avec tous les moyens, les candidats qui lui sont favorables dans la Sous Région et en particulier dans les pays frontaliers. L'octroi de bourse de formation de leurs officiers dans nos académies militaires ne serait pas un luxe.
Dans la même logique, dans la perspective d'un retour à une situation institutionnelle normale à Bissau, le Sénégal ne pourrait-il pas trouver en Domingo Siméon Pereira un allié de substitution dans l'hypothèse d'un retrait prolongé de Embalo. En effet, il est l’une des personnalités les plus structurées du paysage politique bissau-guinéen. Car il est issu d’une formation académique solide ; et technocrate reconnu, il s’est rapidement imposé comme l’un des visages modernes du PAIGC qui n'ont pas que les armes comme solution.
L'ancien Premier Ministre bissau-guinéen est aussi réputé pour sa rigueur administrative, son sens du compromis et son éloquence mesurée. Domingo Pereira représente une génération de politiciens attachés à l'idée d’un État stable et d’une gouvernance normalisée face à une vie politique souvent secouée par des coups d’État, des dissolutions, des ingérences militaires et des rivalités personnelles. Or, les Etats n'ayant que leurs intérêts à sauvegarder, s'il donne des gages, Diomaye pourrait avoir en Domingo, l'allié que Embaló était pour Macky.
Babacar Gaye - Analyste politique





