NETTALI.COM - Au moment où le Sénégal amorce une nouvelle ère énergétique avec le basculement au gaz de ses centrales de Bel-Air, la promesse d’une électricité moins chère se heurte à la complexité des réalités techniques, économiques et fiscales. Portée par la stratégie “Gas to Power”, cette transition suscite autant d’espoirs — en matière d’accessibilité, d’environnement et de souveraineté énergétique — que de doutes sur sa capacité à alléger, à court terme, la facture des ménages. Entre annonces politiques, contraintes structurelles et attentes sociales, l’équation reste délicate.
La transition énergétique du Sénégal entre dans une phase décisive. Du 13 au 19 mai 2025, la Senelec basculera officiellement ses unités de production de Bel-Air, d’une capacité totale de 335 MW, vers une alimentation au gaz naturel. Une étape capitale dans le cadre de la stratégie nationale “Gas to Power”, qui vise à substituer le fioul lourd à une ressource gazière domestique, plus propre et potentiellement moins coûteuse. Derrière l’annonce technique, c’est une promesse politique forte qui s’esquisse : celle d’une baisse substantielle du coût de l’électricité. Mais cette perspective, bien que séduisante, suscite encore de nombreuses interrogations.
Dans un communiqué, la Senelec indique que cette opération “indispensable à la modernisation du système énergétique” impliquera un arrêt temporaire des centrales concernées, pouvant occasionner des perturbations dans l’approvisionnement électrique. Pour la société nationale, il s’agit de franchir un cap, en s’alignant sur les standards d’efficacité énergétique et de durabilité. Les unités de Bel-Air, en se convertissant au gaz, devraient théoriquement permettre une réduction des coûts de production, une meilleure stabilité du réseau et une limitation des émissions polluantes.
L’espoir d’un allègement de la facture d’électricité pour les consommateurs sénégalais a d’ailleurs été renforcé par la récente déclaration du ministre de l’Énergie, Birame Soulèye Diop. Invité sur Radio Sénégal internationale, le 6 avril dernier, il a annoncé une baisse du prix du kilowattheure, qui passerait de 117 F CFA à 60 F CFA. Un changement radical, présenté comme l’aboutissement d’une série de réformes dans le secteur énergétique, avec une promesse d’efficacité accrue, de rationalisation des charges et de meilleure transparence dans la gestion des ressources. “Il ne s’agit pas d’un ajustement conjoncturel, mais d’un choix stratégique inscrit dans notre vision de souveraineté énergétique”, a-t-il précisé.
Mais derrière l’euphorie gouvernementale, les réserves techniques et financières n’ont pas disparu. Un mois avant cette annonce, l’ancien directeur général de Petrosen Holding, Adama Diallo, aujourd’hui expert en tarification des produits énergétiques, tirait déjà la sonnette d’alarme dans les colonnes de “L’Observateur”.
Pour lui, une telle baisse, aussi ambitieuse soit-elle, reste “illusoire” sans une réforme structurelle en profondeur. “La baisse des prix ne se décrète pas”, rappelle-t-il. Elle nécessite une vision à long terme, une cohérence entre les choix technologiques, le mix énergétique et la politique fiscale.
Or, dans le contexte actuel, les centrales thermiques fonctionnent encore largement au fioul lourd, notamment à basse teneur en soufre (BTS), dont le coût demeure élevé pour Senelec.
L’exploitation du gaz naturel, pierre angulaire du projet “Gas to Power”, n’en est qu’à ses débuts. Même si le gouvernement a prévu d’augmenter le volume de gaz domestique destiné à la consommation interne — jusqu’à 150 millions de pieds cubes standard par jour (mmcf) — cette mesure n’aura d’effets significatifs qu’à moyen terme.
Adama Diallo met également en garde contre un excès d’optimisme : “La baisse du prix du kWh dépend aussi de la montée en puissance de l’hydroélectricité, du solaire et de l’éolien, notamment celui de Taïba Ndiaye.” En d’autres termes, la diversification énergétique reste un impératif, si l’on veut garantir la stabilité des prix à long terme.
Autre écueil majeur : la fiscalité appliquée aux produits pétroliers. Le poids des taxes représente une part considérable de la facture finale supportée par les consommateurs. “La vétusté et la taille actuelle de notre raffinerie, combinées au poids des impôts indirects, constituent de véritables freins”, souligne-t-il. Même le raffinage du brut sénégalais de Sangomar, souvent mis en avant comme une solution souverainiste, n’est pas encore optimal. “La Sar ne traite pas encore de manière satisfaisante ce brut. Elle doit le mélanger à un brut plus léger pour produire des dérivés exploitables”, précise l’expert.
Au regard de ces défis, la promesse gouvernementale pourrait apparaître prématurée. Pour Adama Diallo, la question ne doit pas être de savoir si l’électricité sera moins chère dans les prochains mois, mais plutôt comment restructurer durablement le secteur pour en assurer la viabilité. Il appelle à supprimer progressivement la subvention annuelle de plus de 380 milliards F CFA accordée à la Senelec, afin de réorienter ces fonds vers l’accès universel à l’électricité. “Si on supprimait cette subvention et qu’on la réinjectait dans un programme d’extension, le Sénégal pourrait atteindre l’électrification totale en moins de deux ans”, soutient- il.
Un tournant énergétique aux répercussions multiples : entre promesses sociales, ambitions écologiques et défis logistiques
Au-delà de ses implications techniques, le basculement des centrales de Bel-Air vers le gaz naturel s’inscrit dans une transformation plus profonde du modèle énergétique sénégalais. Cette transition, voulue par les autorités comme une rupture stratégique, est aussi porteuse d’impacts directs sur la société, l’environnement et l’économie du pays. Reste à savoir si les promesses tiendront face aux réalités du terrain.
Dans un pays où près de la moitié des ménages consacre encore une part importante de ses revenus aux dépenses énergétiques, l’annonce d’un possible passage de 117 F CFA à 60 F CFA le kilowattheure représente une bouffée d’oxygène. Si elle est effectivement mise en oeuvre, cette mesure pourrait alléger la pression sur les budgets des ménages et permettre à des milliers de familles d’accéder à une électricité stable à moindre coût. Elle favoriserait aussi le développement de micro-entreprises, de commerces locaux ou encore d’activités artisanales, fortement dépendantes de l’approvisionnement électrique.
L’enjeu est également territorial. Dans les zones rurales encore mal desservies ou totalement dépourvues d’électricité, la baisse du coût unitaire pourrait accélérer les politiques d’électrification universelle, un engagement de longue date du Sénégal. “L’énergie bon marché est un catalyseur du développement local. Elle conditionne l’accès à l’éducation, à la santé, au numérique et à la compétitivité agricole”, souligne Moustapha Mbaye, sociologue du développement.
Une avancée environnementale à valoriser
L’un des arguments majeurs du virage “Gas to Power” réside dans sa portée environnementale. En remplaçant progressivement le fioul lourd par du gaz naturel moins polluant, le Sénégal amorce une réduction significative de son empreinte carbone. Selon les projections de la Senelec, cette substitution devrait permettre d’abaisser les émissions de CO₂ de plusieurs centaines de milliers de tonnes par an, tout en réduisant les polluants atmosphériques tels que les oxydes d’azote (NOx) et les particules fines.
Cet effort s’inscrit dans les engagements climatiques internationaux du Sénégal, notamment ceux pris dans le cadre de l’Accord de Paris. Mais au-delà de la conformité aux normes internationales, il s’agit de répondre à une urgence de santé publique. Dans des villes comme Dakar ou Rufisque, régulièrement frappées par des épisodes de pollution de l’air, la réduction des rejets toxiques issus des centrales thermiques pourrait améliorer sensiblement la qualité de vie.
Vers une souveraineté énergétique plus solide
Avec la diversification de son mix énergétique, la Senelec ambitionne de renforcer la sécurité énergétique du pays. À ce jour, une grande partie de l’électricité nationale dépend encore des importations de combustibles fossiles soumis aux fluctuations des marchés mondiaux. En misant sur les ressources gazières locales issues des champs de GTA (Grand Tortue Ahmeyim) ou de Sangomar, le Sénégal cherche à inverser cette dépendance stratégique.
Cette diversification passe également par un développement parallèle de l’hydroélectricité, du solaire et de l’éolien, permettant d’atteindre un équilibre entre production stable (gaz) et sources renouvelables (solaire, éolien), souvent plus intermittentes. L’objectif est clair : bâtir un réseau robuste, résilient face aux chocs exogènes et capable d’absorber une demande croissante tirée notamment par l’urbanisation rapide et l’essor du numérique.
Ce renforcement de la connectivité énergétique est essentiel au déploiement d’infrastructures modernes (data center, zones industrielles, hôpitaux connectés), et à l’essor des services numériques (e-administration, télé-médecine, e-commerce). “L’électricité, ce n’est pas seulement de la lumière. C’est l’épine dorsale de la transformation économique”, analyse cet expert.
Une transition porteuse, mais pas sans risque
Pour autant, ce tournant n’est pas exempt d’incertitudes. La dépendance au gaz naturel, même domestique, expose toujours à des risques de volatilité, notamment si les infrastructures de transport et de distribution ne sont pas à la hauteur. Le moindre incident dans la chaîne d’approvisionnement – rupture de pipeline, défaut technique, tension avec les partenaires étrangers – pourrait affecter la continuité du service.
En outre, la réussite de cette mutation énergétique dépendra de la capacité de l’État à accompagner les réformes par des politiques fiscales incitatives, une gouvernance transparente et une concertation réelle avec les acteurs du secteur (producteurs, distributeurs, consommateurs, société civile). “Une transition énergétique sans inclusion est une transition à moitié ratée”, prévient-il.
Ainsi, alors que les coupures sporadiques guettent les foyers entre le 13 et le 19 mai en raison du basculement des unités de Bel-Air, le débat énergétique est relancé. Entre vision politique, attentes sociales et contraintes techniques, le virage gazier du Sénégal cristallise un enjeu central : l’accès à une électricité abordable, durable et souveraine. La réussite du projet “Gas to Power” sera conditionnée non seulement des volumes de gaz injectés dans le circuit, mais aussi de la capacité de l’État à planifier au-delà des effets d’annonce.
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